Une gestion coloniale
Profitant des ressources en main-d’œuvre de l’empire colonial français, la direction de Citroën envoyait des recruteurs embaucher des travailleurs directement « au bled ». Au-delà d’une simple technique de recrutement, la domination patronale s’exerce dans tous les rapports quotidiens internes à l’usine.
« Mon père il a travaillé chez PSA, témoigne Brahim. Il m’a dit clairement ils te foutent à poil. Ils regardaient tes cuisses, ils regardaient si t’étais bien. Et quand tu leur serrais la main, il fallait le faire bien, fort, pas la main toute faible. Pareil, il m’a dit qu’ils sortaient une flûte. Tu sais, les flûtes de bergers qu’ils ont au bled. Si le mec jouait bien de la flûte, ça voulait dire que c’était un gars des montagnes qui travaille dur, qui est déterminé. S’il répondait qu’il ne savait pas en jouer, c’est que c’était un gars des grandes villes et ils ne le prenaient pas… »
La gestion paternaliste est avant tout un moyen pour tout contrôler : « Je suis rentré ici à Aulnay en 1975, raconte M. Harfaoui. Après la grève générale de 1968, le patron est allé chercher des Maghrébins partout, des gens qui sont analphabètes, des gens qui ne connaissent pas les conditions de travail, les codes. Avant, il n’y avait pas de robots, pas de machines. C’était nous les moteurs, c’était nous les robots. […] À l’époque les chefs s’occupaient de nous, c’est eux qui s’occupaient de la carte d’identité, c’est eux qui s’occupaient des vacances, c’est eux qui cherchaient le billet, aller-retour, c’est le patron qui nous accompagnait jusqu’à l’aéroport, c’était comme à la maternelle… C’est une chose que je n’oublierais jamais. »
En 2013, la division raciale du travail est toujours présente dans les ateliers. « En 2006, PSA a eu un prix du ministre à l’Égalité des chances, raconte Gaël, à l’époque c’était Azouz Begag, par rapport à la diversité. Oui c’est vrai, y a de la diversité à PSA. Mais à PSA c’est nous, c’est les Noirs, les Arabes qui sont à la chaîne. Et pour passer RU [Responsable Unité], RG [Responsable Général], il faut être blanc. On voit ce qui se passe : quand je forme une personne qui s’appelle Michel ou Robert alors que ça fait déjà 9 ans que je suis là et j’ai un bac aussi ! Je le forme et il devient mon chef ! C’est ça l’ambiance à PSA. »
Il y a quelques mois encore, la direction envoyait les chefs contrôler les titres de séjours sur les lignes de production. Beaucoup d’intérimaires, s’ils résistent à la pression des chefs, peuvent être mis à la porte du jour au lendemain et perdre leur titre de séjour. Double peine…
La grève de 1982
« Liberté, dignité et 400 francs ! » En 1982, les cinq semaines de grève de 2 000 travailleurs de PSA Aulnay, essentiellement des OS maghrébins, font voler en éclat toute la logique paternaliste de la famille Citroën. Le gouvernement Mauroy soutient Citroën au nom du « produisons français », c’est aussi l’époque où les grèves d’immigrés – comme à Talbot en 1983 – sont accusées d’être conduites en sous-main par des intégristes. La liberté syndicale est au cœur des revendications, on constate des adhésions massives à la CGT, autant de cartes de la CSL déchirées, la parole se libère, une grande solidarité s’organise autour de la lutte, les familles rejoignent les travailleurs. Dans leur manifeste, les OS déclarent : « L’usine d’Aulnay, c’est l’usine de la peur. […] Aujourd’hui, forts de notre grève, nous proclamons : le système de répression Citroën : c’est fini. La terreur : c’est fini. Les barrières entre travailleurs : c’est fini. »
Pour les patrons, plus question de revivre une grève comme celle-ci. En 1984, toujours sous un gouvernement de gauche, toute l’industrie de l’automobile est restructurée au nom de l’austérité. Des milliers d’ouvriers sont licenciés. Citroën met en place un plan social : 860 licenciements à Aulnay. Le contrôle est resserré, les techniques de surveillance affinées, Citroën a réussi son coup.
Ce combat a révélé que certains droits sociaux de base, acquis par le mouvement ouvrier, n’existaient pas pour les travailleurs immigrés d’Aulnay.
A lire : le Dossier "PSA : Chronique d’une fermeture d’usine"