Dossier : Mauvaises langues
Dyslexie : Bilantez-les tous !
« Comment ça se fait qu’à la rentrée je ne pouvais pas lire le panneau “Paris” sur l’autoroute, mais que maintenant je ne peux plus m’empêcher de le faire ? » demande un enfant de 6 ans à ses parents dans la voiture. C’est que l’enseignement reçu en CP est conçu de sorte à faire passer un élève, en quelques mois, du statut de non-lecteur à celui de lecteur, c’est-à-dire de lui permettre, sans même y penser, de décoder une série de lettres tout en saisissant instantanément le sens des mots. Apprendre la lecture demande un niveau de concentration élevé de la part des élèves et repose sur la pratique assidue et systématique d’exercices de déchiffrage.
Le cadre imposé par l’école ne permet cependant pas à tous les enfants d’appréhender aisément la langue écrite. Comme l’explique la sociologue Sandrine Garcia dans son ouvrage À l’école des dyslexiques (éd. La Découverte, 2013), l’élève, obligé de « lire » alors qu’il n’y parvient pas correctement, mélange les syllabes, devine des mots et ne comprend pas le sens des phrases qu’il déchiffre laborieusement. Ses compétences en lecture se dégradant progressivement, l’élève s’enlise dans l’échec. De fait, il se sent incapable d’apprendre à lire, et s’éloigne de la lecture extra-scolaire. Le plus souvent, l’enseignant et les parents, alarmés, envoient l’élève chez un orthophoniste, qui effectue un bilan de ses aptitudes « intellectuelles ». L’enfant y exécute une série de tests, où sont notamment mesurés sa vitesse de lecture et le nombre d’erreurs réalisées. Au bout d’un certain nombre de séances de travail avec l’orthophoniste, l’étiquette « dyslexique » est appliquée aux élèves qui s’écartent toujours de la « norme » lors de ces épreuves.
Mauvais lecteurs
La dyslexie se définit comme un « trouble durable de l’apprentissage de la lecture », une « inaptitude à décoder la chaîne écrite en chaîne parlée correspondante », note Sandrine Garcia. Et, depuis 2005, la dyslexie (parmi les autres « dys1 ») est aussi considérée par la loi, non plus comme un « trouble » ou une difficulté, mais comme un « handicap » – une « altération substantielle et durable d’une fonction cognitive2 ». Sur la base de bilans médicaux, la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) concède le statut de personne handicapée aux élèves concernés, statut qui donne droit, en guise de compensation, à des prestations spécifiques – tel l’accompagnement par un auxiliaire de vie scolaire – et à des aménagements scolaires particuliers : utilisation d’un clavier plutôt que d’un stylo pour écrire plus rapidement et avec moins d’effort, voire d’un logiciel de dictée vocale, emploi du temps aménagé, etc.
Si Christine, orthophoniste à Marseille, pense qu’il y a de « vrais » dyslexiques qui, malgré leur scolarisation, un environnement familial favorable et les sessions de « rééducation », continuent à faire face à des difficultés récurrentes typiques, elle estime également que de nombreux enfants sont catégorisés comme tels de manière abusive. Ces jeunes enfants seraient simplement de mauvais lecteurs à ce stade de l’apprentissage – soit possiblement de bons lecteurs en devenir. Pauline, professeure des écoles en Haute-Loire, se dit quant à elle « choquée » de voir combien l’on essaie de coller une étiquette pathologique sur chaque difficulté : « Sur ma classe de dix-sept élèves, il y en a six qui sont “bilantés” ou susceptibles d’être “bilantés” comme dyslexiques. » Et cette dernière de préciser que ce sont souvent les parents eux-mêmes qui « conseillent aux autres parents de faire “bilanter” leurs enfants, parce que ça leur ferait du bien ». Comme l’observe, dans On agite un enfant (La Fabrique, 2013), le psychanalyste Yann Diener à propos de l’actuelle épidémie d’élèves souffrant du TDAH (trouble de déficit de l’attention/hyperactivité), un autre diagnostic en vogue, les processus de pathologisation de l’enfant et de médicalisation de l’échec scolaire viennent déculpabiliser à la fois les familles et l’institution scolaire, et dépolitiser les réflexions.
Considérer les difficultés de lecture comme une maladie en soi, une déficience inhérente à l’enfant, écarte d’emblée toute considération d’ordre pédagogique, social ou familial sur l’origine et l’expression du trouble. Pourtant, Colette Ouzilou, orthophoniste et auteure du livre Dyslexie : une vraie-fausse épidémie (Presses de la Renaissance, 2001), estime que « tous les enfants, tous, dès le CP, sont aptes à apprendre à lire et à écrire. On ne rencontre pas à l’école d’enfants interdits d’apprentissage. » Pour cette dernière, les difficultés liées à la lecture sont avant tout des problèmes pédagogiques : le remplacement de la méthode syllabique par des méthodes dites « semi-globales3 » aurait entraîné une augmentation du nombre de mauvais lecteurs lors de ces trente dernières années. Par ailleurs, la sociologue Sandrine Garcia rappelle que la catégorisation en tant que « dyslexique » renforce les conséquences des inégalités sociales entre élèves. En effet, les bons lecteurs proviennent souvent des milieux les plus favorisés, où la maîtrise de la technique et la valorisation familiale de la lecture encouragent l’élève à s’approprier cette compétence. Appliquée hâtivement aux mauvais lecteurs, la catégorie « dyslexie » risque ainsi de confondre les effets d’un « désavantage social et culturel » avec un « handicap cognitif ».
Stigmatisation
Boris, vingt-cinq ans aujourd’hui et détecté « dyslexique » au CE1, se rappelle avoir souffert d’être mis à l’écart, surtout au collège, « où tu as intérêt à être le plus normal possible. Les adultes décidaient d’aménagements pour moi et face à ma réticence, ils m’expliquaient que c’était pour mon bien. » Pour Pauline l’institutrice, comme pour Sandrine Garcia, ces aménagements réduisent encore davantage le contact avec l’écrit, et contreviennent à l’intégration de ces élèves dans le système scolaire. Mais au-delà, quelles auto-contraintes les enfants intériorisent-ils lorsque médecins, orthophonistes, parents, enseignants et MDPH leur attribuent le statut de personne « handicapée » ?
Après des années de consultation, Yann Diener observe au sujet des élèves dits hyperactifs : « Depuis quelque temps, on reçoit des enfants qui disent “je suis TDAH” ou “je suis un petit peu TDAH”, comme en psychiatrie on entend des personnes dire “je suis schizophrène”. Or, quand une personne intègre le stigmate, dit qu’elle “est” cela (plutôt que d’utiliser une phrase plus longue pour se définir : « Je souffre de troubles qui s’apparentent à ... »), la personne ne parle pas d’elle : elle se cache derrière la désignation, elle répond à l’attente des autres […]. Bref, le symptôme est une invention du sujet alors que le handicap est une invention de l’institution. Il s’agit de deux créations, sauf qu’une des deux est imposée à la personne.4 » En essentialisant les difficultés et les différences, en prenant la dyslexie pour un handicap, c’est effectivement l’autonomie des élèves concernés qui est mise en cause par le système scolaire.
1 Dysorthographie, dyscalculie, dyspraxie (trouble de la coordination), dysphasie (trouble du langage parlé).
2 Loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » du 11 février 2005.
3 Grossièrement, la méthode syllabique s’appuie sur la connaissance des lettres et des phonèmes afin de former des syllabes, tandis que la « globale » part du mot pour comprendre les syllabes. La plupart des méthodes utilisées aujourd’hui mélangent les deux approches dans des proportions variées.
4 Entretien avec Yann Diener, « Agités de tous les pays, fermez vos gueules », 2013, Article11.info.
Cet article a été publié dans
CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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Paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Emilie Seto
Mis en ligne le 07.06.2018
Dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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11 juin 2018, 10:27, par Rem
Super article. Je le rencontre quotidiennement dans ma pratique. Les enfants ne sont pas des statistiques