« C’est un titre qui en fera sursauter beaucoup, y compris parmi celles et ceux qui se pensent à l’abri des préjugés. » Sans détour, les éditions La Fabrique annoncent la couleur en 4e de couverture. Avec son livre Féminismes islamiques, publié une première fois en 2012 et tout juste réédité [1], Zahra Ali, sociologue, militante féministe et antiraciste, lance un pavé dans la mare en relayant, à travers une compilation d’articles et d’entretiens, les voix d’ » intellectuelles, chercheuses et militantes, toutes engagées dans les dynamiques féministes musulmanes contemporaines ».
S’emparer d’une parole divine pour la transformer en outil de libération ? Clairement déroutant pour beaucoup de celles et ceux qui ne croient en aucun texte « sacré » et considèrent au passage que dogme et religion sont surtout des vecteurs de domination. Pas suffisant cependant pour faire oublier que lorsqu’il est question d’émancipation, il n’y a pas à ergoter : il appartient à chacun·e de choisir les modalités qui lui conviennent.
Côté pile, les idées présentées par Zahra Ali feront pester ceux qui attendent de ces femmes qu’elles obéissent sans ciller aux « lois divines » qu’ils ont eux-mêmes interprétées. Côté face, le livre fera s’étrangler celles et ceux qui pensent que « la laïcité et l’universalisme sont des fondamentaux du féminisme » [2] – quitte à refuser à certaines leur légitimité au sein de la lutte et le droit d’ » être le sujet de leur propre histoire » [3], tout en remettant une pièce dans la machine à stigmatiser. C’est sur ce double enjeu complexe que Zahra Ali a voulu faire la lumière en proposant « des lectures alternatives, tout à la fois des féminismes hégémoniques qui rejettent toute possibilité d’articulation des luttes pour l’égalité des sexes avec le religieux, et des conservatismes musulmans qui font obstacle à la réappropriation du savoir et de l’autorité religieuse par les femmes ».
[|Faire bouger les lignes de l’intérieur|]
Pour ces croyantes, la sacralité du Coran n’est pas à remettre en question. Ce qui l’est en revanche, c’est l’instrumentalisation qui en a été faite pour justifier et réaffirmer sans cesse une domination patriarcale. Selon elles, tout est affaire de contextualisation et d’interprétation. Certaines proposent donc les leurs en se penchant notamment sur la révision du fiqh, qui est en quelque sorte la jurisprudence musulmane, et la relecture du tafsîr, qui comprend l’exégèse et le commentaire coranique. L’objectif ? Extirper « les lectures et les interprétations masculines et sexistes » des textes sacrés pour « en révéler la portée émancipatrice ». Dans la même veine, une de leurs approches consiste à produire « un savoir nouveau à travers la (ré)écriture de l’historiographie musulmane du point de vue des femmes ».
[|Décoloniser le féminisme |]
Non contentes de renvoyer dans les cordes ceux qui, pour elles, font preuve d’approximation en imposant une lecture masculiniste des textes fondateurs de leur religion, ces féministes musulmanes tirent aussi à boulets rouges sur ceux qui, en Occident, déversent une bile essentialisante, parlant sans connaissance en la matière du « statut de la femme musulmane – au singulier bien sûr, car les musulmanes se ressembleraient toutes ».
Elles dénoncent au passage l’argument élimé de la « libération » de ces femmes, si souvent utilisé comme alibi pour justifier « un racisme à peine voilé » [4]. Ce biais tout droit issu de l’histoire coloniale a d’ailleurs été jusqu’à la moitié du XXe siècle un frein à l’émergence d’un féminisme en terre d’islam : « Pour les anticolonialistes et la plupart des nationalistes, le “féminisme” […] était un projet colonial et devait être combattu. » [5]
Fortes de la conscience de cette histoire, Zahra Ali et les autrices qui noircissent ces pages en appellent à décoloniser la lutte pour l’émancipation féminine, « à en faire un “féminisme sans frontières” qui intègre les questions sociales et “raciales” à sa critique de la domination masculine ».
[/Tiphaine Guéret/]