Pour remonter à l’origine du mouvement de contestation actuel, le 4 février dernier, des étudiants de San Cristóbal dans le Táchira – un état frontalier de la Colombie qui connaît des services publiques déficients –, manifestent suite au viol d’une de leurs camarades et subissent la répression de la police qui se solde par 6 arrestations. Un mouvement de solidarité s’étend à d’autres universités du pays et très vite, les protestations débordent le sujet de l’insécurité pour cibler la politique économique du président Nicolás Maduro. Fin janvier, avec le soutien du patronat, Maduro avait annoncé de nouvelles mesures d’austérité, augmenté les impôts et dévalué la monnaie – l’année 2013 ayant enregistré une inflation de 56 %. Le 12 février 2014, les manifestations touchent 18 villes. Leopoldo López ou María Corina Machado, figures de l’opposition de droite ultralibérale, saisissent l’occasion pour se poser en défenseurs des droits de l’homme et réclamer la destitution de Maduro, sans pour autant réussir à fédérer toute la contestation. Le 18 février, Leopoldo López, accusé d’incitation à la délinquance pour la manifestation du 12 février, laquelle a causé la mort de trois personnes, joue la carte de la victimisation et met en scène sa reddition.
Après un mois de manifestations, on comptait une vingtaine de morts, dont au moins dix tués par les forces de l’ordre et les groupes paramilitaires pro-gouvernement, plusieurs centaines de blessés, parfois par armes à feu, et des cas avérés de traitements dégradants contre des manifestants arrêtés, ainsi que des arrestations arbitraires à l’encontre de journalistes. Deux policiers ont également perdu la vie.
Dans le pays, on s’accorde à dire que Maduro n’a pas le charisme de Chavez et que, si les classes populaires n’ont pas défilé avec les étudiants, le pouvoir n’a pas non plus obtenu l’appui des masses chavistes, que son prédécesseur aurait immédiatement activé dans pareille situation. A l’extrême gauche, certains observent une droitisation du régime. Simon Rodriguez Porras écrit : « On assiste […] à une utilisation accrue de l’appareil répressif et administratif pour résoudre les conflits sociaux. » Rafael Uzcátegui, membre du journal anarchiste El Libertario, joint par CQFD, nous fait observer que « le peu de manifestations en faveur de Maduro – exclusivement à Caracas – ont mobilisé essentiellement les fonctionnaires publics ».
D’un autre côté, beaucoup de compagnons de route du « processus bolivarien » gardent en mémoire le « Caracazo » de février 1989, où 3 000 pauvres des barrios avaient été abattus sommairement par la police d’un gouvernement social-démocrate – qui appliquait docilement les mesures du FMI –, mais aussi la tentative de coup d’État contre Chavez en 2002, ressentent une grande inquiétude et un profond malaise face aux événements récents. Ainsi, Emiliano Teran, socioloque et écologiste, contacté par CQFD, déplore à la fois « les regrettables excès » de la Garde nationale bolivarienne – sorte de milice politique – et condamne « la réalité de l’agression fasciste que vit le Venezuela ». Liliane Blaser [2], anthropologue et cinéaste d’origine suisse, résidente vénézuélienne depuis trente ans, nous confie : « La police et l´armée vénézuéliennes ont fait un grand effort pour se former au respect des droits humains, cela ne veut pas dire que c´est acquis une fois pour toutes. » Pour autant, ils partagent l’idée que ces manifestations, dont le caractère de classe – c’est-à-dire rassemblant majoritairement des fractions de la bourgeoisie [3] – leur paraît incontestable, ne sont pas un « soulèvement populaire spontané », nous dit Emiliano Teran. À l’heure où nous écrivons, Maduro cherche la carte de l’apaisement tout en dénonçant un complot international contre le Venezuela.
Mais l’enjeu du conflit réside dans la gestion de la rente pétrolière, véritable cas d’école en économie, comme nous l’explique Emiliano Teran Mantovani : « Au Venezuela, on assiste à un affrontement idéologique clair depuis la mort de Chávez : tout tourne autour du contrôle de la rente pétrolière, du maintien ou du démantèlement du système de captation de cette rente, à la fois par les élites locales et par des puissances étrangères. Il faut être ingénu pour ne pas y voir, par-dessus tout, un affrontement géopolitique où les USA jouent un rôle-clé. » En effet, l’interventionnisme US en son pré carré latino fait du risque de golpe (coup d’état) autre chose qu’un simple fantasme paranoïaque ou qu’une grosse ficelle politicarde pour faire silence dans les rangs.
Toutefois, Rafael Uzcátegui rappelle que « la vraie ambassade des États-Unis au Venezuela se nomme Chevron [deuxième compagnie pétrolière yankee – ndlr], dont le responsable pour l’Amérique latine, Alí Moshiri, a déclaré à de multiples reprises n’avoir aucun type de problèmes pour faire des affaires avec le gouvernement bolivarien ». Rafael souligne les failles structurelles d’un système rentier qui n’a pas réussi à répondre aux besoins économiques les plus élémentaires de sa population : « Le Venezuela vend son énergie au monde entier et importe 80 % des produits qui se consomment dans le pays. Comme jamais auparavant, l’économie dépend du dollar, qui profite à une bourgeoisie parasite étatique, dont l’activité principale est de spéculer sur les importations au marché noir. »
Quelle est alors la responsabilité de l’État chaviste dans la corruption et la pénurie auxquelles le pays fait face ? « Chávez avait lui-même qualifié son projet de “socialisme pétrolier”, souligne Rafael Uzcátegui, qui précise que « l’argent du pétrole a corrompu jusqu’aux mouvements sociaux qui ont abandonné leur autonomie pour goûter au produit de la rente pétrolière. Pour résumer à l’extrême, depuis les quinze dernières années, la bipolarité politique du Venezuela est le produit de l’affrontement de deux bourgeoisies, l’une libérale, l’autre bureaucratique, pour le contrôle de la rente pétrolière ».
Pourtant, la décennie d’Hugo Chavez a été une période de la lutte contre les inégalités montrée comme exemplaire sur le continent sud-américain avec un recul de la proportion de pauvres passant de 48,6 % à 27,8 %, soit encore neuf millions de personnes. Les réformes sociales sont-elles toujours à l’agenda du gouvernement Maduro ? « [Le processus bolivarien] a fait plus qu’aucun gouvernement antérieur en matière d’alimentation, d’éducation, de santé, et d’habitat, appuie Liliane Blaser. Cependant il y reste encore une grande “dette sociale” [vis-à-vis des plus pauvres]. » L’analyse matérialiste de Rafael Uzcátegui est plus sèche : « Grâce à la hausse des prix pétroliers sur le marché international de 2004 à 2009, le gouvernement Chávez a disposé des plus grandes recettes étatiques de l’histoire vénézuélienne de ces trente dernières années. À partir du 2005, on a effectivement promu des politiques sociales compensatoires, qui ont indéniablement eu un impact positif sur le niveau de vie des plus pauvres, grâce à une augmentation du pouvoir d’achat. Cependant, ces programmes étaient dépendants du prix mondial du pétrole et ils ont laissé de côté les réformes structurelles nécessaires à la résorption des causes profondes de la pauvreté dans le pays. Depuis deux ans, ces programmes sont stagnants voire en baisse. L’état désastreux du réseau d’hôpitaux publics dans le pays en est un exemple. Cela permet de soulever encore un paradoxe au sein de ce gouvernement autoproclamé socialiste : tous les employés de l’État ont recours à des assurances dans les cliniques du secteur privé. »
Simon Rodriguez Porras se montre sans concessions sur la situation sociale du pays : « Près des trois quarts des travailleurs du secteur public gagnent des salaires inférieurs au coût du panier alimentaire, qui s’élève à plus de deux fois le montant du salaire minimum. C’est seulement chez les militaires que les augmentations de salaires sont supérieures à l’inflation. »
En effet, aujourd’hui, l’armée contrôle de larges secteurs de l’administration publique et des affaires, légales ou non. Plus encore que le soutien populaire dont bénéficiait feu Chávez, l’armée est aujourd’hui la véritable épine dorsale du système et peut-être l’ultime bénéficiaire du post-chavisme.
Illustré par Rémy Cattelain.