Contrôle social : La chasse aux fraudeurs est ouverte
Il suffit d’un petit article pioché dans la presse quotidienne régionale pour sentir comment se faisande l’air du temps. Dans son édition du 22 avril 2015, les colonnes du Courrier picard nous offrent un papier couvrant une banale affaire judiciaire. Il y est question d’une mère de famille vivant seule avec ses trois gosses à Seboncourt (Aisne) et qui, pour gratter quelques euros, n’a pas mis à jour sa situation auprès de la CAF. Il y est question d’un procès où la CAF réclame à la fraudeuse un trop-perçu de 5 000 euros. Il y est question d’un réquisitoire où le parquet qualifie l’infraction de « destructrice du lien social ». Accessoirement, il est aussi question d’une sanction portée à la juste mesure du honteux délit : deux mois de taule avec sursis et un échéancier sur plusieurs années pour rembourser les indus. La taule, dernier rempart pour maintenir le lien social : on savoure la logique.
Deux semaines avant, le même Courrier picard, bien à cheval sur son dada, dévoilait l’arnaque commise par deux couples de Saint-Quentin (Aisne) aux mêmes allocs de la CAF. Là encore, de fausses déclarations avaient entraîné le versement indu de prestations. Sanction : amendes, remboursement du trop-perçu et zonzon avec sursis. Mise en ligne sur le Facebook du Courrier picard, l’affaire allait inspirer une flopée d’internautes. Si l’orthographe reste hésitante, les cibles de la hargne ne souffrent d’aucune ambiguïté : « Fau plus de contrôle c’est tout à fait normal c’est la loi comme dirait Laurence Broccolini vous êtes le maillon faible aurevoir » ; ou bien : « Bien fait. Marre de payer pr tt c cafistes qui gagnent plus a rester chez eux… pauvre France » (sic). On sait dans quelle mesure les forums Internet servent de déversoir aux inclinations les plus frustes, et ces appels au lynchage pourraient rester dans le champ de l’anecdote, s’ils ne s’inscrivaient pas dans le sillage d’une vraie déclaration de guerre du patron de la CAF, Daniel Lenoir, amorcée lors du quinquennat sarkozyste. Invité sur les ondes de RTL en 2012, le dirlo de la CAF avait mis en garde les fraudeurs : « Je serai impitoyable avec eux parce que ça casse ce lien de solidarité. C’est un cancer qui mine la solidarité. » Que les « cancéreux » en question soient pour la plupart issus des classes populaires, qu’un organisme comme la CAF est censé aider à se maintenir la tête hors de l’eau, en dit long sur le virage de plus en plus policier des organismes sociaux. « La fraude, c’est la plus terrible et la plus insidieuse des trahisons de l’esprit de 1945. C’est la fraude qui mine les fondements mêmes de la République sociale », plastronnait Sarkozy, fin 2011, lors d’une intervention sur la protection sociale1. En pré-campagne pour sa réélection, la droite dure cherchait alors à assurer ses appuis populistes en jetant à la vindicte populaire les « parasites » de la société, une musique bien connue. A leur tour, les bataillons de la gauche décomplexée arment la culasse dans cette guerre contre les pauvres.
Haro sur les malades et les chômeurs
13 mai 2015, en faillite permanente, l’assurance maladie a enfin trouvé un ennemi à sa taille pour renflouer ses caisses : les quelque cinq millions de bénéficiaires de la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Suivant l’adage « qui dit pauvre dit fraudeur », elle s’engage à passer au crible le compte bancaire de 10 % d’assurés CMU-C, histoire de vérifier la véracité de leurs déclarations de revenus. À la tête de l’Association française des usagers des banques, Serge Maître dénonce une « suspicion véritablement stigmatisante2 ». Passés sous la férule étatique, les différents organismes de Sécu contractualisent tous les 4 ans une Convention d’objectif et de gestion (COG) avec le gouvernement. Instaurée par le plan Juppé de 1996, la COG fixe orientations et priorités imposées aux caisses nationales, qui vont décliner à leur tour les mesures des COG en Contrats pluriannuels de gestion (CPG), véritables feuilles de routes des organismes locaux. Pour les agents du service public trimant au bas de la pyramide, le chantage prend alors cette forme : si vous voulez continuer à travailler avec des moyens humains et matériels constants, il vous faut atteindre les objectifs fixés par le CPG. Dans cette course aux indicateurs, la lutte contre la fraude se taille une part significative. En termes de communication, elle permet des arguments massues. Le site de l’assurance maladie ameli.fr dresse ainsi un bilan choc de dix années de lutte contre la fraude : « Près d’1,3 milliard d’euros économisés. Plus de 1 000 condamnations à des peines de prison. Plus de 1 200 interdictions de donner des soins aux assurés sociaux prononcés par les ordres professionnels. Environ 8 200 sanctions administratives prononcées par les caisses pour un montant de près de 13 millions d’euros. » Formatés par cette nouvelle doxa, les agents des caisses sont à l’affût de la moindre « atypie », espérant lever le lièvre qui mène à la fraude et ainsi s’attirer le satisfecit de leur direction.
Suivant le même timing, Pôle emploi annonce la généralisation d’un vaste programme de contrôle des chômeurs à partir du mois d’août. Un doute subsiste sur les « actes positifs et répétés de recherche d’emploi » du chômeur, et voilà le bonhomme obligé de se justifier selon un crescendo allant du questionnaire papier à la convocation autoritaire. Si le péché de fainéantise est constaté, la radiation tombe. Durant l’année 2014, 400 agents affectés à la lutte contre la fraude ont ainsi permis l’économie de 100 millions d’euros. Chacun sur leur strapontin, Laurent Berger, à la tête de la CFDT, et François Rebsamen, ministre du Travail, assurent la main sur le cœur qu’il ne s’agit que d’accompagner davantage les demandeurs d’emploi. Réagissant à chaud, les militants de AC ! (Agir ensemble contre le chômage !) publient sur leur site une tout autre version de l’affaire : « Le contrôle de la recherche d’emploi comme l’annonce du contrôle des comptes bancaires pour obtenir la CMU-C concourent de la même logique de chasse aux pauvres. On présente une nouvelle fois le pauvre comme profiteur du système, supposé fraudeur et non pas comme une victime de la politique ultralibérale qui privilégie le profit au détriment de l’emploi et continue d’enrichir toujours les riches3. »
De la fraude au terrorisme
Piquée d’être doublée sur sa droite par les socialos, Valérie Pécresse, candidate UMP aux régionales d’Île-de-France, joue la surenchère en s’attaquant à la fraude dans les transports. « Aujourd’hui il y a de 200 à 400 millions d’euros de fraude dans les transports en commun et seulement 5 % de recouvrement des amendes4 », constate avec horreur l’ex-ministre du Budget. Pour elle, un seul moyen d’éviter le naufrage : obliger les usagers des transports en commun à se munir d’une pièce d’identité. Rappelons que la carte d’identité n’est pas obligatoire en France et, offrons-nous un petit point Godwin5, le dernier régime français à avoir rendu son port obligatoire officiait en cette douce année 1943.
La fraude, un panel de menues combines pour loosers perpétuels ? Que nenni. Dans son édition du 5 mai 2015, Les Dernières nouvelles d’Alsace nous informe de ce scoop édifiant : Moussa Coulibaly, agresseur de trois militaires à Nice en février dernier, touchait le RSA à Mulhouse… sans y habiter. Preuve s’il en fallait que du fraudeur au terroriste, la pente est plus glissante qu’il n’y paraît. Face à ce nouveau défi de sécurité et de cohésion nationale, le conseil départemental du Haut-Rhin, gestionnaire du RSA, a déjà promis de multiplier les contrôles.
1 Le Monde, 15/11/2011.
2 France Info, 13/05/2015.
3 Cf. « Hollande et Pôle emploi choisissent la violence sociale contre les chômeurs » sur www.ac-chomage.org.
5 Carton rouge adressé à son interlocuteur lorsque celui-ci, au cours d’une discussion qui s’enlise, en arrive à la fatale comparaison avec le nazisme ou Hitler.
Cet article a été publié dans
CQFD n°133 (juin 2015)
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Paru dans CQFD n°133 (juin 2015)
Par
Illustré par Soulcié
Mis en ligne le 10.07.2015
Dans CQFD n°133 (juin 2015)
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