Les olives de la résistance
Cisjordanie : récolter malgré les colons
« Mustawtiniiin ! »1 Se redressant, Layla* se fige un instant dans sa robe longue, puis nous fait signe de nous dépêcher. Les garçons perchés dans les arbres descendent en laissant tomber les olives sur les bâches. Tout semble pourtant calme ce matin, sur les terrasses plantées d’oliviers noueux. Mais on se rend vite compte que quelque chose ne va pas. Sur les hauteurs, des éclats de voix se font entendre, puis la sirène d’un mégaphone. Il faut charger les lourds sacs de jute sur les épaules et décamper au plus vite, en essayant de ne pas se casser la figure sur les cailloux. Pendant ce temps, d’autres rangent les câbles des machines et récupèrent les batteries. Layla, une échelle sur l’épaule gauche, empoigne un sac de la main droite et marche d’un pas régulier vers la piste en contrebas. Tout le matériel est empilé à la hâte dans le pick-up. Les voix se rapprochent mais personne n’est encore visible, alors on en profite pour retourner en vitesse récupérer les bâches qui contiennent la récolte de ce matin. Quand les colons, fusils en bandoulière, apparaissent entre les arbres, Yanis, le mari de Layla, a déjà démarré. Entassés dans le pick-up, on disparaît rapidement. Layla a l’air satisfaite. Cela fait trois jours que les milicien·nes nous chassent quotidiennement de cette oliveraie, qui appartient à sa famille. Malgré leurs intimidations, ils n’ont pas réussi à voler du matériel, et on a quasiment pu finir la récolte sous leur nez.
Ce qui détermine la qualité des récoltes, davantage que la météo et les insectes ravageurs, c’est l’arbitraire de l’armée d’occupation et des colons qui entourent le village
Nous sommes en Cisjordanie, dans le gouvernorat de Ramallah. Ici, comme dans toute la Palestine, les paysan·nes doivent affronter d’autres aléas que ceux inhérents aux travaux agricoles. Ce qui détermine la qualité des récoltes, davantage que la météo et les insectes ravageurs, c’est l’arbitraire de l’armée d’occupation et des colons qui entourent leur village. Mais comme les autres agriculteurs et agricultrices que nous avons rencontrés, Layla est déterminée à rester sur sa terre coûte que coûte. Cette volonté de protéger la terre en refusant de partir est désignée sous le terme de « sumud ». C’est un axe essentiel de la lutte pour la libération de la Palestine. Et si l’Union des comités de travail agricole (UAWC) a été créée en 1986, c’était justement pour soutenir cette résistance agricole. Une de ses campagnes consiste à faire venir des volontaires internationaux comme nous. On aide aux travaux agricoles en échange du gîte et du couvert. Nos passeports rouges et nos faciès sont censés réduire l’intensité de la violence coloniale. Cette ONG palestinienne appuie également les paysan·nes pour la construction d’infrastructures agricoles : serres, chemins… L’UAWC promeut l’agroécologie comme stratégie pour atteindre la souveraineté alimentaire et se passer des semences, engrais et pesticides vendus par la puissance occupante.
40 % des hommes palestiniens passent par les geôles israéliennes au cours de leur vie
Quelques lacets plus bas, Yanis s’arrête dans un nuage de poussière. On descend et on reprend la récolte sur un autre terrain, plus proche du village. Avec une aiguille courbe, Layla entreprend de coudre solidement les sacs pour les fermer. Ses grandes mains usées sont colorées par les olives qu’elle a triées toute la matinée. Pendant ce temps, Monder*, son neveu, nous rejoint. C’est un minuscule garçon qui n’en fait qu’à sa tête, mais qui est capable de grimper récolter les plus hautes branches avec une redoutable efficacité. Vers 17 heures, la récolte de ce champ est terminée. Nous passons la soirée chez le frère de Yanis. Il nous accueille avec un thé à la sauge dans son salon sobrement décoré. À côté de la porte, la photo d’un jeune martyr. En face, des images d’organisations de la gauche palestinienne et un cadre qui montre un jeune homme souriant. Aïcha, deux ans, trottine vers le portrait. Il s’agit de son cousin, emprisonné dans les geôles israéliennes, on ne sait pas où, ni pourquoi, ni pour combien de temps. Il a 21 ans et c’est la cinquième fois qu’il est jeté en prison. Un jour, l’armée est venue et les soldat·es ont saccagé la maison. Puis ils l’ont embarqué sans donner de motif. La petite fille soulève le cadre qui fait pratiquement sa taille et couvre la vitre de baisers : Omar ! Mon chéri ! Après avoir grimpé sur l’accoudoir du canapé, elle finit par me donner la photographie encadrée en me demandant de l’embrasser aussi, avant de tomber dans les coussins, déclenchant les rires de l’assemblée. Comme le cousin d’Aïcha, environ 40 % des hommes palestiniens passent par les geôles israéliennes2 au cours de leur vie. Un des convives nous explique que les récits de celles et ceux qui en sont sortis ont beaucoup changé depuis le début du génocide. Si les violences physiques et sexuelles existaient déjà auparavant, elles sont devenues systématiques. Un constat que L’ONG israélienne B’tselem fait également : dans son rapport « Welcome to hell » datant d’août 2024, elle décrit le fonctionnement des prisons sionistes comme « un réseau de centres de torture ».
Dans son rapport « Welcome to hell » datant d’août 2024, L’ONG israélienne B’tselem décrit le fonctionnement des prisons sionistes comme « un réseau de centres de torture ».
Le lendemain, levés un peu avant 7 heures, on repart pour l’oliveraie. Malgré la récolte assez mauvaise cette année, ce verger a particulièrement bien donné. Les tâches sont répétitives, le temps passe vite. Les olives se mettent à pleuvoir un peu partout au son des machines rotatives. Quand on a fini une zone, Gibril, le fils de Layla, replie la bâche constellée d’olives dodues et la déploie ailleurs. Il travaille en silence mais ne peut réprimer une grimace de douleur quand il se baisse, stigmate laissé par la balle qui a pulvérisé l’os de sa cuisse. Sur les quatre hommes avec qui nous travaillons ce matin, deux ont été blessés par balle. Un troisième a été éborgné par une balle non létale. « Khalas ! »3 Layla nous interrompt : elle décrète le début de la pause déjeuner et éteint le générateur. Le silence se fait dès que les présent·es entament les aubergines farcies. Tout en trempant son pain dans le zaatar4, Yanis nous montre les photos de sa serre qui regorge de tomates. Ce sont des variétés palestiniennes, conservées à la banque de graines de l’UAWC. Elles produisent moins que celle de l’agrobusiness, mais n’ont pas besoin de plus d’eau que de celle de la pluie. « Mais cette année, les colons ont incendié la serre, nous n’avons encore rien pu récolter », commente Layla. Pour les oliviers, la famille pratique une agriculture semi-vivrière : « Nous nous occupons de nos arbres le week-end, une partie de l’huile extraite est exportée dans les pays du Golfe, nous consommons le reste », explique Yanis. La conversation se poursuit, on se perd en conjectures. Combien de temps encore avant que la Palestine ne soit libre ? Un colon torse nu, un fusil automatique en bandoulière, a été filmé il y a quelques semaines en train de poursuivre des enfants dans leur village. Que fera-t-on des hommes comme lui dans un pays libéré ? Le café est fini avant que nous trouvions une réponse. Et si le marc au fond des gobelets en carton ne nous permet pas de prédire l’avenir de la Palestine, il nous indique avec certitude notre futur proche : il est temps de se remettre à la cueillette. Des mois plus tard, alors qu’on finit l’écriture de cet article, on reçoit une photo de Monder. Le sourire du petit garçon est toujours aussi lumineux. Allongé sur un lit, il fait un « V » de la victoire en direction du photographe. Même sur l’écran, la lueur de défi qu’on lui connaît bien brille plus que jamais dans ses yeux. Sur sa jambe droite, un pansement part de sa cheville et remonte au-dessus du genou. Les mitrailleuses coloniales n’ont pas épargné sa petite jambe d’enfant.
* Tous les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité.
Participer à la campagne « solidarity shields » de l’UAWC
L’UAWC encourage l’accueil de volontaires issus de différents pays du monde. Leur rôle : accompagner des paysan·nes et documenter leur réalité sur le terrain. Depuis quelques années, il est plus difficile de trouver des volontaires. Il s’agit pourtant d’une manière concrète de soutenir la lutte du peuple palestinien. C’est aussi une école de la lutte et de la résilience pour revenir plus fort·es affronter le fascisme et le capital depuis nos propres territoires. La prochaine campagne aura lieu entre septembre 2025 et mars 2026. Pour toute information, écrire à info@uawc-pal.org.
1 « Colons » (transcription phonétique de l’arabe).
2 Stephanie Latte Abdallah, La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Bayard, 2021.
3 « Ça suffit »
4 Mélange d’épices du Moyen-Orient.
Cet article a été publié dans
CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...
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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Mis en ligne le 20.07.2025