Les vieux dossiers de Jules
Casas Viejas 1933
C‘est peu dire que les décennies 1920 et 1930 ont été politiquement agitées en Espagne : guerre coloniale dans le Rif, dictature de Primo de Rivera, soulèvement des Asturies en 1934 puis guerre civile et révolution le 18 juillet 1936. Mais l’un des épisodes les plus traumatisants de la brève histoire républicaine aura été une expérience de communisme libertaire à Casas Viejas, dans la province de Jerez, en Andalousie du 10 au 12 janvier 1933.
L’Andalousie de l’époque1 est une terre sur laquelle la lutte des classes se trouve simplifiée à l’extrême : d’un côté des grands propriétaires terriens résidant souvent à Madrid ou dans d’autres capitales européennes, de l’autre l’immense masse des paysans sans terres, journaliers, semeurs, moissonneurs, chevriers toujours à la limite de la famine. Au milieu, quelques petits paysans, commerçants, artisans constituent un semblant de classe moyenne. Le tableau est complété par un clergé toujours du côté des puissants et la Garde civile chargée de perpétuer l’ordre dominant à coups de crosse.
Comme dans la Catalogne industrielle, l’idéologie anarchiste s’est rapidement propagée sur cette terre de bandits d’honneurs et de guérillas datant de l’invasion française, parfois sous une variante millénariste. Pour y faire face, la caste des propriétaires invente une organisation fantôme, la « Mano negra2 », accusée d’exécuter riches et contremaîtres, prétexte commode à des exécutions en 1884. L’ombre du terrorisme anarchiste restera dès lors utilisée dans la presse à chaque mouvement social.
En 1932, la seconde république promet une réforme agraire qu’elle tarde à réaliser. Casas Viejas, bourgade misérable de la périphérie de Medina Sidonia n’a rien de particulièrement insurrectionnelle. Toutefois, la CNT y est fortement implantée, comme dans toute la région. Ses adhérents, en querelle permanente avec les socialistes et autres républicains, sont travaillés par une propagande qui promet un bouleversement social brutal et rapide. Or, début 1933, les anarchistes vivent une compétition entre les syndicalistes de la CNT et les gardiens du temple de la FAI dont le but est de multiplier les soulèvements, selon la doctrine de la « gymnastique révolutionnaire ». Se basant sur une supposée grève des cheminots3 qui doit paralyser les mouvements de troupes dans le pays pour le 10 janvier, la FAI, poussée par Garcia Oliver, envoie un mot d’ordre insurrectionnel aux quatre coins du pays. Des révoltes éclateront à Barcelone, Valence, en Aragon et seront vite écrasées. Sauf à Casas Viejas, le 10 janvier, où les paysans, ignorant la situation nationale décrètent le communisme libertaire et hissent le drapeau rouge et noir avant d’entamer le siège de la caserne de la Garde civile. Quelques membres locaux de la CNT, doutant de la victoire, se cachent ou s’enfuient dès le début. Durant l’affrontement de la première nuit, deux gardes civils sont tués. Le 11, un peloton de gardes civils et de gardes d’assaut (nouvelle police républicaine) arrive en renfort à Casas Viejas et libère les assiégés. C’est la panique chez les insurgés qui fuient pour la plupart alors que les soldats entament des perquisitions. Un combat inégal s’engage quand même autour de la hutte d’un vieux charbonnier, « six doigts », vieux fusils contre mitrailleuses. Dans le feu de l’action, le capitaine Rojas, qui a perdu deux de ses gardes d’assaut, fait finalement incendier la baraque, exterminant ses occupants. La mécanique infernale de la répression aveugle est alors enclenchée : vingt morts, des dizaines d’arrestations et de cas de torture se poursuivant pendant des mois. Dans le reste de l’Espagne, après un temps consacré à la célébration de la victoire contre les insurgés, la conduite de la soldatesque ayant obéi aux ordres ministériels va provoquer un énorme scandale qui se conclura par une condamnation en cour martiale de Rojas et de ses lieutenants. Peu de temps après, Menendez, ministre de l’intérieur, est poussé à la démission tandis que le gouvernement de centre gauche de Manuel Azaña, attaqué à gauche et à droite, est renversé au parlement et la réforme agraire enterrée.
Casas Viejas reste depuis lors comme l’incarnation de la brutalité de la république bourgeoise, mais il faut remarquer que les plus grosses tueries régionales seront l’œuvre des fascistes et des militaires putschistes dès le début de la guerre civile en juillet 1936. Beaucoup de survivants de Casas Viejas y laisseront leur peau à ce moment-là. Quant au capitaine Rojas, fidèle à lui-même, il s’engagera chez les franquistes.
Bibliographie : le passionnant ouvrage de Jerome Mintz, Los anarquistas de Casas Viejas, non traduit en français.
1 Et, mutatis mutandis, encore aujourd’hui !
2 L’authenticité de la Mano Negra reste sujette à polémiques entre les historiens.
3 Détail gênant, les cheminots de la Fédération nationale des industries ferroviaires, libertaire, renonceront à cette grève perdue d’avance.
Cet article a été publié dans
CQFD n°114 (septembre 2013)
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Paru dans CQFD n°114 (septembre 2013)
Dans la rubrique Les vieux dossiers
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Mis en ligne le 06.11.2013
Dans CQFD n°114 (septembre 2013)