Bye-bye turbin

MAMAN, je vois que tu continues à t’inquiéter parce que je suis, selon tes propres critères, sans travail. Disons plutôt que je suis sans salaire. Je ne veux pas pleurer tout ce que j’aurais dû faire au moment où mes forces physiques m’auront abandonné pour le faire. Intégrer la vie sur un plan raisonnable est la première opération de la déraison : remettre à plus tard quand plus tard n’est pas incertain mais chimérique, travailler dans l’indignité dans l’attente d’un moment digne, comme s’il y avait des périodes de translucidité au cours desquelles on puisse s’adonner au « moins vivre dans le calcul différé d’un « plus vivre » à venir. Mais il n’y a pas de « plus vivre » ou de « moins vivre ». Une minute passée à la production de services inutiles ou nuisibles pour un quelconque prédateur à tête d’homme, une minute passée dans la colère à crier sur des amis parce que tout nous échappe, une minute hébétée par la fièvre, roulée dans des draps brûlants, une minute donnée aux discussions stratégiques sans autre désir que leur fin, une minute de joie intense à penser et vivre sa propre combustion font toutes soixante secondes de vraie vie. Tout ceci n’est en aucun cas une leçon d’existence (une leçon aussi générale est l’exact opposé de ce que j’essaie de te dire), mais se destine à éclairer les raisons pour lesquelles je n’ai pas une minute à donner à tout ce qui, sous une forme ou une autre, vise à éduquer, contraindre, raisonner, temporiser, socialiser, différer la mienne.

Voici toutes les formes de travail auxquelles je ne veux pas me livrer : Travailler pour acheter des vêtements dont le chic jetable n’est rendu nécessaire que par la parade du travail et de son piteux corollaire, la réussite sociale. Travailler pour acheter la quantité de babioles dont seules la tristesse et le sentiment de vide provoqués par le travail appellent sans relâche l’acquisition. Travailler pour acheter des formes abaissées de nourritures qui se mangent plus vite que celles dont le travail seul nous prive. Travailler pour payer les transports qui conduisent au travail. Travailler pour se payer les vacances dont le seul sens est de faire, un instant, oublier le travail. Travailler pour payer d’autres travailleurs à réparer un environnement toujours plus disloqué que le travail empêche d’apprendre à réparer soi-même. Travailler pour briller devant des imbéciles que l’on est conduit à ne fréquenter qu’à cause du travail. Travailler pour occuper une vie qu’on n’a pas eu le temps d’apprendre à occuper sans angoisse à cause du travail. Travailler pour payer les narcotiques qui nous aident à supporter le travail. Travailler pour accompagner ses enfants, lentement, vers le travail.

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Paru dans CQFD n°82 (octobre 2010)
Par L.L. de Mars
Mis en ligne le 25.02.2011