Tolérance de la violence étatique et intolérance à toute autre forme de violence n’ont cessé de croître et renforcer l’essor de l’antiterrorisme
D’autre part, l’imposition dans l’espace médiatico-politique d’une rhétorique toujours plus intolérante à « la violence », terme générique recouvrant une grande diversité de pratiques et de motivations, du bris de vitrine à l’assassinat de gens en terrasse. Tolérance de la violence étatique et intolérance à toute autre forme de violence n’ont cessé de croître et renforcer l’essor de l’antiterrorisme. Le triomphe de ce duo idéologique n’est pas sans rapport avec ce que j’ai appelé « l’évaporation de la gauche sur la planète Terre » [1].
Né dans la Constituante de 1789 pour désigner ceux qui s’opposaient au veto du Roi, le mot « gauche » doit à ses origines révolutionnaires d’avoir longtemps désigné une conception du monde qui incluait le sentiment du caractère provisoire des règles sociales. Avec le refus du veto royal s’imposait l’idée qu’aucune autorité extérieure au corps social n’avait une légitimité assez tangible pour s’imposer contre la souveraineté du peuple en mouvement. La distinction entre le légitime et le légal est au fondement même de l’idée de « gauche ». Elle a été poussée à ses conséquences ultimes avec, dans la constitution de 1793, l’inscription du droit à l’insurrection. Comme l’histoire l’a bien vérifié depuis, on n’a jamais changé une société dans le respect de ses lois et règlements. On savait, depuis 1914 au moins [2], que la gauche institutionnelle serait toujours in fine du côté de la conservation du capitalisme et de l’État. Mais elle ne pouvait intégrer le prolétariat dans la société capitaliste qu’à condition d’adhérer dans un premier temps aux élans transformateurs des mouvements populaires (de 1936 à 1968), quitte ensuite à écraser les tendances et groupes révolutionnaires. Il fallait donc que persiste dans ses fondements imaginaires et rationnels cette distinction entre légitime et légal. Au début du règne de Mitterrand, la droitisation du PS était la tendance lourde, mais il subsistait autour de lui quelques représentants de cette gauche historique au nom de laquelle il avait pris le pouvoir. Ce sont eux qui convainquirent le néo-monarque de faire voter la loi d’amnistie de 1981, qui remettait en liberté une vingtaine de militants. Il s’agissait des membres de groupes qui avaient revendiqué des actions violentes (attentats et fusillades) : Action directe, Groupes anarchistes autonomes, Noyaux armés pour l’autonomie prolétarienne, indépendantistes basques et corses. Ce sont eux également qui le poussèrent à adopter cette fameuse « doctrine » qui porte son nom et qui permit à des dizaines de révolutionnaires italiens fuyant la répression de s’installer en France en échange d’un adieu aux armes. Avec l’abolition de la Cour de sûreté de l’État [3] en 1981, la « doctrine Mitterrand » fut le chant du cygne de la gauche historique.
Dans La Politique de la peur, j’écrivais ceci : « Au milieu des années 1980, nombre de pays européens avaient déjà une grande expérience dans l’exercice de ce paradoxe : défendre la démocratie en faisant reculer les garanties démocratiques. À commencer par la mère de toutes les démocraties, la Grande-Bretagne. » La détention administrative que subissent aujourd’hui les Palestiniens est en effet l’héritière directe de celle subie par les sionistes poseurs de bombe durant le mandat britannique des années 1930, laquelle reprenait les dispositions législatives de l’Empire britannique contre le soulèvement irlandais qui a suivi la Première Guerre mondiale. En Espagne, après Franco, le gouvernement démocratique n’avait pas hésité à utiliser les lois franquistes contre l’ETA. En Italie, face au plus important mouvement social d’après-guerre en Occident, l’État installa entre 1975 et 1980, au cœur du système pénal, un dispositif d’urgence (recours aux repentis, torture blanche de l’isolement, etc.) qui sévit encore. À la fin des années 1970, la France avait donc un retard à rattraper et dut pour cela s’atteler à une tâche redoutable, conforme à sa mission universelle : après avoir proclamé un siècle et demi plus tôt à la face du monde ses droits de l’homme si bien illustrés, entre autres, dans ses colonies, elle allait lui offrir une définition du terrorisme.
1986, fin du retard français
C’est à un gaulliste d’extrême droite devenu ministre de l’Intérieur à la faveur de la cohabitation que revint la charge de proclamer les principes fondateurs de l’antiterrorisme à la française.
En 1986, Charles Pasqua lançait une formule dont on retrouvera plus tard l’esprit dans tout l’Occident, jusqu’à Guantánamo : « Il faut terroriser les terroristes »
En 1986, Charles Pasqua lançait une formule dont on retrouvera plus tard l’esprit dans tout l’Occident, jusqu’à Guantánamo : « Il faut terroriser les terroristes. » Il ajoutera un peu plus tard sur TF1 : « La démocratie s’arrête là où commence la raison d’État. » Pour énoncer cette raison d’État, il fallait d’urgence combler un manque. Avant de se constituer en un arsenal législatif, une doctrine policière et un ensemble de techniques de surveillance et de terrorisation, l’antiterrorisme existait seulement comme discours gouvernemental ou médiatique. Mais il présentait cette faiblesse congénitale de ne pas avoir produit de définition incontestable de l’ennemi qu’il était censé combattre.
C’est devenu une banalité : les terroristes d’hier peuvent être les gouvernants de demain. La soi-disant « seule démocratie du Moyen-Orient » a été fondée par toutes sortes de moyens, y compris terroristes ; le record du nombre de victimes civiles dans un attentat a longtemps été détenu par celui visant l’hôtel King David en 1946 à Jérusalem : 91 morts et 46 blessés. Il était œuvre de l’Irgoun, dirigée par Menahem Begin, futur premier ministre d’Israël de 1977 à 1983. Unanimement condamné, y compris par les autres organisations juives, ce massacre contribuera néanmoins largement à convaincre les Anglais de se retirer de la Palestine, et permettre la fondation d’Israël. L’occupant allemand appelait « terroristes » les résistants, et les défenseurs de l’apartheid usaient du même terme pour les militants du parti de Nelson Mandela, l’ANC, dont beaucoup sont aujourd’hui au pouvoir. Jusqu’aux années 1980, il n’existait pas de consensus juridique sur la définition d’un mot dont l’histoire avait montré la plasticité.
La « loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État » est la première de la série de 35 textes législatifs qui, sur 35 ans, entre 1986 et 2023, ont eu pour objet, unique ou pas, de combattre le terrorisme. Première du genre, la loi de 1986 définit un nouveau type d’infraction, celles qui seraient « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. » Chose remarquable, ce texte de loi ne définit pas des actes nouveaux dans leur matérialité ou leurs modalités, il se contente de lister une série d’actes graves déjà réprimés par le Code (meurtres, destructions, etc.), mais en leur ajoutant un élément qui les fera grimper plus haut encore sur l’échelle de la gravité. L’élément qui change tout, c’est leur but : produire de l’intimidation ou de la terreur. Le droit se prêtait ici à une inédite transsubstantiation juridique d’une infraction uniquement par la grâce des émotions qu’elle viserait à obtenir.
Le cas français est exemplaire d’une difficulté propre à la logique antiterroriste. Car qu’est-ce que « le trouble grave à l’ordre public » ? Peut-on mettre sur le même plan le « trouble » provenant d’une attaque contre des symboles (objets ou bâtiments) et celui qui menacerait la vie des personnes ? Et surtout, qui s’agit-il d’intimider ou de terroriser ? La population française a-t-elle été intimidée ou terrorisée par le meurtre du patron de Renault ou par celui d’un attaché militaire étasunien ? La population allemande par celle du patron des patrons ? Faut-il ignorer que les premiers attentats des Brigades rouges en Italie ont suscité la compréhension sinon l’approbation de nombre de secteurs ouvriers ? Et ne convient-il pas de distinguer les assassinats ciblés, quoi qu’on pense de ces derniers [4], pratiqués par les groupes armés (Action directe, Brigades rouges, Fraction armée rouge), des attentats massacres tels que celui de la rue de Rennes (septembre 1986) ou de la gare de Bologne (août 1980) ?
À la fin du XXe siècle, ces questions étaient d’autant plus fondées que les deux vagues d’attentats qui ont ensanglanté les trottoirs et le métro français étaient l’œuvre d’organisations pilotées par des États [5] : en 1986, le Hezbollah libanais pour le compte de l’Iran et en 1995, le Groupe islamique armé infiltré par le DIS, le service secret algérien. Des citoyens lambda sont morts parce que le gouvernement français refusait de payer ses dettes envers le gouvernement iranien et fournissait des munitions au gouvernement irakien, ou parce qu’il cherchait à influer sur la sale guerre civile des années 1990 en Algérie. Servi abondamment jusque dans Le Monde, le discours antiterroriste, avec ses mensonges rebattus sur les exécutants et les commanditaires, a dès lors fonctionné comme paravent de politiques pour lesquelles n’importe quel passant risquait d’être tué, mais sur lesquelles il n’avait aucune lumière ni encore moins de pouvoir. Bref, intimider ou terroriser la population est resté en France et dans le reste de l’Occident une tactique étatique.
Dernière question : où commencent l’intimidation et la terreur ? Durant la grande grève des transports de 1995 qui a contrecarré la première grande offensive gouvernementale contre les retraites, quand on entendait les perroquets médiatiques entonner le refrain des « usagers pris en otages », on pouvait se demander si les catégories de l’antiterrorisme ne risquaient pas un jour ou l’autre de menacer les mouvements sociaux – ce qui devait se vérifier à l’étape suivante, celle de l’état d’urgence.
L’état d’urgence pour l’éternité
11 septembre 2001 : silence interloqué de Bush apprenant par le chuchotis d’un sous-fifre à son oreille que « l’Amérique est attaquée ». Cette interruption de toute interaction, qui ressemble fort à une mécanique soudain enrayée au plus haut sommet de l’État, dure cinq bonnes minutes : à ce moment, pour la première fois peut-être, la terreur et l’intimidation sont arrivées jusque dans le tuyau auditif de l’incarnation du Monstre froid. On connaît la réaction du paladin mondial de la démocratie. Avec le Patriot Act, ce qui était jusqu’alors la part honteuse, occulte, de proclamées démocraties (torture, disparitions extrajudiciaires, assassinats ciblés…) va être exhibée aux yeux du monde, sapant dans ses profondeurs cet État de droit qui justifierait qu’on défende les régimes occidentaux contre les dictatures. La rupture éthique brandie par les États-Unis va influencer profondément tout le siècle qui s’ouvre. L’antiterrorisme devient le discours de toutes les répressions et de tous les coups fourrés étatiques, de Poutine allant « buter les terroristes jusque dans les chiottes » en Tchétchénie jusqu’à Hollande intervenant dans les conflits intercommunautaires du Sahel avec le succès qu’on sait. Dans la première décennie du troisième millénaire, tout se passe comme si, confrontée à une raison étrangère à la raison de l’État démocratique, la puissance étasunienne rejoignait en fait l’adversaire sur le terrain de l’affrontement entre deux visions du monde irréconciliables, et pour ce faire, repartait de ce vieux fond de religiosité fanatique qui était celui des pères fondateurs. Toutes les théorisations juridiques comme le « droit de l’ennemi » énoncé par Günther Jakobs [6], ou à prétentions scientifiques comme celles de la « détection précoce », œuvre des Dupont et Dupond de l’antiterrorisme à la française (Xavier Raufer et Alain Bauer, criminologues médiatiques), ou le tout récent « djihadisme d’atmosphère » du « politologue » Gilles Kepel, qui n’est qu’une reprise islamophobe de la « théorie de la mouvance » de pasquaïenne mémoire ; toutes ces constructions sont élaborées dans l’élan donné à l’ensemble des sociétés occidentales par une passion.
À l’origine de cette passion, il y a un traumatisme originel, celui qu’a subi l’Occident quand il a dû supporter chez lui un échantillon des massacres que ses politiques ont, à une échelle de bien plus grande ampleur, plus ou moins directement provoqués ailleurs : on sait que Daesh, après Al-Qaïda, est largement une production de la politique irakienne des États-Unis et de l’Occident en général. Cette passion, c’est celle de la « justice infinie ». Infinite Justice est le premier nom de code des opérations militaires étasuniennes entamées en 2001 avec l’invasion militaire de l’Afghanistan puis étendues, sous un autre nom mais dans une même continuité conceptuelle aux Philippines, dans la Corne de l’Afrique, au Sahara, dans les Caraïbes, en Amérique latine et au Kirghizistan. Si les actions de guerre dans ces différentes zones n’ont plus porté le nom d’Infinite Justice, elles en ont gardé l’esprit.
L’idéologie de la justice infinie a largement débordé les institutions pour se répandre dans toute la société [7]. Elle imprègne désormais les mentalités, domine dans l’éditocratie, va de soi dans une bonne partie des échanges des réseaux sociaux. Elle a aussi largement débordé du cadre strict de l’antiterrorisme pour s’appliquer à tout ce qu’on considère comme incarnant l’ennemi du genre humain. À côté du terroriste figurent désormais en bonne place le pédocriminel, le violeur, l’antisémite, etc. Et à qui viendrait l’idée de défendre le terroriste, le pédocriminel, le violeur, l’antisémite, etc. ? De fait, la justice infinie commence toujours par s’attaquer à des gens indéfendables. Les premiers fichiers ADN ont été créés en France dans un quasi-consensus pour lutter contre les criminels sexuels. Sauf que, par cette brèche de l’indéfendable, toutes les autres catégories d’infractions réelles ou supposées sont ensuite passées, et les motifs de prélèvement d’ADN se sont multipliés au point qu’à présent, pour avoir été embarqué dans une manifestation, on risque de se voir criminalisé pour avoir refusé d’ouvrir la bouche afin qu’on y fourre un bâtonnet.
Le 11-Septembre a ouvert l’ère de la politique de la peur. Cette politique, dont les gouvernants s’emparent sous toutes les latitudes, a pour horizon l’instauration d’un état d’urgence permanent. En France, on doit à Lionel Jospin l’infamie inaugurale de la « loi de sécurité quotidienne » qui, dès 2001, amalgame terroristes, teufeurs et occupants de halls d’immeubles.
Pour les gouvernants confrontés aux conséquences toujours plus catastrophiques de la course folle d’un capitalisme industriel qu’ils serviront jusqu’à sa mort, la politique de la peur sera toujours le moyen ultime de garder le pouvoir
Désormais, à travers ses lois et sa police, la politique sécuritaire va s’en prendre aux étrangers pauvres, aux jeunes des quartiers populaires, aux internautes rebelles, aux prostituées, aux chômeurs, aux écologistes radicaux, aux manifestants sortant des clous, et tout récemment à ceux qui voulaient affirmer leur solidarité avec la population palestinienne subissant le pire nettoyage ethnique du XXIe siècle… Dans une ère de multiplication des conflits armés et de fusion des crises (écologique, sociale, économique), pour les gouvernants confrontés aux conséquences toujours plus catastrophiques de la course folle d’un capitalisme industriel qu’ils serviront jusqu’à sa mort, la politique de la peur sera toujours le moyen ultime de garder le pouvoir.
Le fascisme historique fut à la fois un esprit du temps (le vitalisme et le racisme) perfusant dans tout l’arc politique, et un projet politique (imposition par la force d’une société unifiée autour d’un chef). Avec la justice infinie et la politique de la peur, nous avons désormais un esprit et un projet bien placés pour aider à construire le fascisme du XXIe siècle.
[/Par Serge Quadruppani/]