Une vieille révolution dévoyée
Aïe Nicaragua, Nicaraguita
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Réunion de famille. Une dizaine de personnes sont attablées un dimanche de décembre 2018 à midi dans un quartier résidentiel de Managua. Il y a peu, personne n’osait sortir de chez lui – trop de violence. Depuis septembre, le climat est plus sûr. Des employées de maison déposent les plats sur la table. Les enfants jouent. Les grands échangent. Tour de table.
D’abord, il y a les jeunes parents. Trentenaires, ils calquent leur vie sur les telenovelas où la réussite sociale se base sur le modèle américain. Chaque matin, ils déposent leurs enfants à l’école privée, puis remontent dans leur 4x4 climatisé aux vitres teintées, elle filant chez l’esthéticienne, lui allant négocier des ventes de produits de luxe. Ils ont eu peur un moment et se sont retirés dans leurs lotissements protégés. La politique ne les intéresse pas. Être enfants de sandinistes ou de somozistes2, ils s’en moquent, tant que ce passé parental n’entrave pas leur confort quotidien. Comment ces enfants de révolutionnaires ont-ils pu à ce point s’éloigner des idéaux sandinistes ?
En face, un couple d’une cinquantaine d’années raconte à voix basse qu’il a dû rentrer dans la clandestinité, comme pendant la dictature. Lui est chercheur en sciences humaines, elle institutrice. De classe moyenne, ils ont tardé à réagir aux signes avant-coureurs, comme la centralisation du pouvoir et la restructuration du FSLN [lire ci-dessous]. Ils l’ont réélu en 2007. Sandra3 s’en veut : « On en est là aujourd’hui parce qu’on est restés trop longtemps sans rien dire. » Ils ont soutenu les mouvements étudiants dès le début, au printemps dernier. Ils ont vu des proches se faire tabasser, tuer, emprisonner. Maintenant ils résistent et s’organisent à travers des réseaux, même si « la lutte est de plus en plus difficile ». Ils se savent surveillés – « On utilise des codes pour communiquer. On change de téléphone. Moi je réfléchis chaque matin à comment m’habiller en pensant à s’ils m’arrêtent. » Ils ont envoyé leur fils de 20 ans, très engagé dans la lutte, chez une connaissance en Europe, pour sa sécurité.
Car ce sont surtout les jeunes qui ont rompu avec l’attitude figée d’une grande partie de la population face aux dérives du couple présidentiel. Lois de plus en plus strictes sur la morale et la sexualité, répression toujours plus violente des opposants au canal inter-océanique4, liberté d’expression limitée : ils ont compris avant tout le monde que, comme l’écrit A. dans une lettre à sa mère, « le FSLN pour lequel tu as milité et que j’aimais tant t’écouter raconter petite n’existe plus ».
Après être descendus dans la rue une première fois début avril (2018) pour protester contre la non-intervention du gouvernement lors de l’incendie de la réserve naturelle Indio Maíz, les jeunes ont soutenu les vieux, manifestant contre la loi sur les retraites. La répression a été immédiate.
En bout de table, les anciens. Sandinistes de la première heure, attachés aux valeurs de fond de la révolution, certains sont passés dans l’opposition. D’autres, la trouvant si peu crédible, se taisent et attendent. Longtemps, ils n’ont pas voulu voir. Ils ont cherché des excuses au parti, rendant responsables les opposants traditionnels du sandinisme. Ils regardent cette tablée, un peu abasourdis à l’idée de remettre en question la jolie histoire de leur pays. « C’est curieux que quarante ans après, je me retrouve à lutter contre un gouvernement oppresseur qui assassine, torture et tue sans pitié. Ce gouvernement que tu as aidé dans la joie à accéder au pouvoir lors d’une révolution qui a ému le monde entier », continue d’écrire A.
Au sein d’une même famille, élevée sur les mêmes bases et principes, règne un malaise. Les discussions autour de la table abordent les événements, mais de manière logistique : « Demain il y a une manif, il faudra éviter le rond-point Jean-Paul-Genie. Daniel a publié un décret qui interdit les manifestations. La police va être sur les dents. »
Le quotidien du pays est transformé. Touristes et étrangers sont partis. À Managua, les gens ne sortent plus guère le soir, les lieux ferment, licenciant un personnel qui n’arrive plus à payer son loyer… Bref, l’économie du pays s’enlise. Et ceux dont la survie quotidienne dépend de ventes de fruits en bord de route ou de tortillas dans les quartiers ? un temps, ils ont dû renoncer à sortir. Que mangent-ils aujourd’hui ?
Une question est omniprésente : le président partira-t-il ? On a espéré un instant un départ anticipé5. On sait maintenant qu’il n’en sera rien. Les premiers mois de manifestations ont été très violents, provoquant la mort de plus de 540 personnes6, l’exil de milliers d’autres7 ou, pour ceux qui n’ont pas eu la possibilité de fuir à l’étranger, une cavale à l’intérieur du pays8. Plus de 500 opposants ont été emprisonnés, notamment au Chipote, centre névralgique de la dictature somoziste, qui y torturait ses prisonniers... parmi lesquels Ortega lui-même. « Aujourd’hui, il n’y a plus de morts, mais la répression et les arrestations continuent. Avant on était en sécurité chez nous, à la maison, maintenant ils peuvent débarquer partout, n’importe quand, ils t’arrêtent, te torturent, violent les femmes », raconte Sandra. Ils ? La police et les encagoulés, paramilitaires fidèles, anciens piliers FSLN des quartiers dans chaque ville. La rumeur dit qu’ils sont secrètement armés par Rosario Murillo, épouse d’Ortega et vice-présidente, surnommée la bruja (sorcière).
Les dirigeants attaquent désormais toute opposition. Après avoir retiré son statut juridique à la principale organisation de défense des droits de l’homme9 et fermé les frontières à tout organisme international d’observation, le régime s’est attaqué à la presse. Le 14 décembre, il a fait saisir tout le matériel du Confidencial, journal d’opposition. Son directeur, fils du grand journaliste engagé Pedro Joachin Chamorro10 et de l’ex-présidente Violetta Chamorro, a été contraint de s’exiler à son tour.
Tous ces faits rendent la digestion du repas plus difficile. Il y a quelques années, quelqu’un aurait pris une guitare et chanté un chant révolutionnaire. Aujourd’hui, le cœur n’y est plus. La nécessité pour l’heure, c’est, comme le dit Sandra, « de continuer à résister, même si c’est difficile, jusqu’à ce qu’on retrouve notre liberté ».
Daniel Ortega, révolutionnaire devenu despote
En avril 2018, Daniel Ortega lance une réforme des retraites prévoyant l’augmentation des cotisations et la baisse des pensions. Elle déclenche de violentes manifestations réclamant le départ du couple présidentiel (accusé notamment de népotisme), qui les fait réprimer dans le sang.
1 « Oh Nicaragua, Nicaraguita / La plus belle fleur de mon cœur », célèbre hymne sandiniste de Carlos Mejía Godoy.
2 De Somoza, famille qui a imposé entre 1936 et 1979 une dictature de père en fils, à laquelle se sont opposés les sandinistes – du nom d’Augusto Sandino (1895-1934), leader guérillero anti-impérialiste.
3 Tous les prénoms ont été modifiés.
4 Très contesté, ce projet de creusement sur 276 km semble aujourd’hui abandonné.
5 Les prochaines élections sont pour 2022.
6 En novembre, on en était à 545 morts, surtout des protestataires, mais aussi quelques policiers.
7 En juillet, on recensait déjà plus de 23 000 demandes d’asile au Costa Rica.
8 Des caisses de soutien clandestines ont été mises en place pour faciliter la logistique des résistants en fuite (hébergement, nourriture, papiers…). La photo ci-dessus est issue de cartes postales éditées et vendues dans ce cadre.
9 Le Centre nicaraguayen des droits humains (Cenidh). Plusieurs autres organisations, entre autres féministes, ont subi le même sort.
10 Dont l’assassinat par la garde somoziste en janvier 1978 fut le déclencheur de l’insurrection sandiniste.
Cet article a été publié dans
CQFD n°174 (mars 2019)
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Paru dans CQFD n°174 (mars 2019)
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Mis en ligne le 28.06.2019
Dans CQFD n°174 (mars 2019)