Une lettre de la côte Est des États-Unis

8 millions dans la rue – et après ?

Suite aux massives manifestations organisées un peu partout aux États-Unis le samedi 18 octobre, notre correspondant dans le pays, John Marcotte, nous a fait parvenir quelques pistes de réflexion. Il y est question des résistances au triomphe du fascisme et des moyens de hisser la lutte à un niveau supérieur.

Les gens sont toujours heureux de descendre dans la rue dit-on souvent. Et c’est bien ce sentiment qui animait les très nombreux rassemblements du samedi 18 octobre. L’enthousiasme était général, symbolisé par les innombrables manifestants déguisés en grenouilles1. En réaction, « l’aile blanche  »2 a tiré la sonnette d’alarme, évoquant des villes sur le point de sombrer dans les flammes et un mouvement « No Kings »3 ultra-violent. À tel point que des gouverneurs stupides, comme celui du Texas ou de l’Oklahoma, ont mobilisé la garde nationale afin d’encadrer les manifestations. Cela n’a pas empêché les manifestants de chanter, danser, se moquer du pouvoir ou parader dans des costumes d’animaux, mettant en lumière le ridicule de ce régime.

Il nous faut reconstruire nos bases, parce que la radicalité politique s’est perdue à mesure que notre mémoire s’effaçait

Combien de personnes dans les rues ? Certains ont posé le chiffre de sept millions, d’autres de huit. C’était en tout cas énorme. La police est restée en retrait, sans la moindre arrestation à signaler. Au lendemain de l’événement, un constat s’imposait : nous avons le nombre, ils ont le pouvoir… Pour l’instant. Cela pourrait changer si nous cessions le travail et reprenions le vieux slogan de l’IWW (Industrials Workers of the World)4 : « Gardez vos mains dans vos poches ».

Pour penser la prochaine étape, gardons en tête qu’il n’y a rien à attendre du gouvernement fédéral, mais que nous sommes loin d’avoir les capacités organisationnelles et politiques nécessaires à une grève générale. Par contre, les citoyens de chaque État peuvent faire remonter des exigences à leurs gouvernements locaux pour les inciter à agir. Si le véritable changement passera par un blocage de tout le pays, cela implique de consolider nos positions et nos outils collectifs. Il nous faut reconstruire nos bases, parce que la radicalité politique s’est perdue à mesure que notre mémoire s’effaçait. Voilà pourquoi nous devons d’abord envisager de nous appuyer sur la législation des États fédérés. Cela permettrait de mettre des bâtons dans les roues de l’ICE et de gagner du temps. Des États particulièrement riches comme la Californie, le Massachusetts ou New York disposent en effet d’un pouvoir économique énorme. Or, leurs impôts financent les fascistes. Dans le même temps, certains, à l’image du Vermont, disposent de lois fédérales bafouées par l’ICE – défoncer les portes et faire irruption sans mandat y est illégal, de même que kidnapper ou discriminer selon les races. Mais ils peinent à les faire respecter. La Californie a interdit que la police soit masquée, tandis que New York, le Massachusetts et le Vermont vont instaurer des lois similaires. Mais une question se pose : vont-ils faire appliquer cette mesure ? Pas sans des manifestations massives.

La seule bonne chose issue de Trump ? Il a prouvé qu’il est illusoire d’entretenir toute forme d’illusion envers le Parti démocrate et ses élites

Le vaste mouvement de désobéissance civile qu’il faut initier pourrait s’appuyer sur ces instances étatiques. Rappelez-vous l’opposition de la rue et des gouvernements locaux à la Loi sur les esclaves fugitifs avant la guerre civile. Car, oui, l’époque actuelle rappelle en certains points les années 1850, quand la nation s’est fracturée. Il règne aujourd’hui une véritable colère envers le pouvoir central fasciste. Le mot d’ordre : pas question qu’il nous dicte nos comportements. Cette colère est également déployée contre les États fascistes qui envoient leurs soldats mettre au pas les villes à forte population noire et latina, ainsi que contre les leaders régionaux craignant de vraiment s’opposer malgré le pouvoir dont ils disposent – police d’État [...], lois ou tribunaux. Les opposants veulent que leurs « meneurs » mènent la danse, d’où la rage accumulée à l’égard des Démocrates. La seule bonne chose issue de Trump ? Il a prouvé qu’il est illusoire d’entretenir toute forme d’illusion envers le Parti démocrate et ses élites, dont la probité s’effiloche comme des chaussettes bon marché : politiciens, universités et groupes médiatiques courbent tous l’échine devant lui. Les gens prennent chaque jour plus conscience qu’ils forment un peuple et qu’au niveau national il n’y a rien à attendre des grands et des « puissants ».

Même si cet appel aux États fédérés ne pourra en aucun cas se substituer à la grève générale, il pourrait marquer le début d’un réveil général

Au final, le constat sera sans doute le même pour les États fédérés, mais ils sont plus accessibles et plus aisés à renverser. En tout cas, je ne pleurerais pas si Trump finit par provoquer l’éclatement de l’empire. Les habitants du nord-est partagent davantage culturellement et politiquement avec le Québec qu’avec le Mississippi. Autre absurdité : le Massachusetts envoie les impôts qu’il collecte à Washington, afin que l’État fédéral puisse le redistribuer au Mississippi, où l’école enseigne désormais aux enfants que l’esclavage était une bonne chose.

Même si cet appel aux États fédérés ne pourra en aucun cas se substituer à la grève générale, tout spécialement pour ce qui est de frapper les élites au niveau du portefeuille (à l’image du mouvement « À bas Tesla » qui a sérieusement déstabilisé Musk), il pourrait marquer le début d’un réveil général. Première étape : aiguiser nos revendications et militer pour que cesse la chasse aux plus vulnérables des travailleurs, à savoir les migrants. Dans tous les cas, c’est une idée qui mérite d’être étudiée. Beaucoup parlent de construire un pouvoir parallèle sous forme d’une alliance entre États antifascistes, au moins en matière économique et politique. Il s’agirait de protéger la santé publique, les écoles, les fonds d’aide aux victimes de catastrophe, les campagnes vaccinales, etc., domaines tous mis à mal par le pouvoir fédéral. Pourquoi envoyer de l’argent à un gouvernement fasciste quand notre population en a besoin localement ?

Beaucoup parlent de construire un pouvoir parallèle sous forme d’une alliance entre États antifascistes, au moins en matière économique et politique

Parlons désormais de Mamdani5, de New York City et de Wall Street. Le mois dernier a été organisée une manifestation intitulée « Que les milliardaires payent ». Un rassemblement éludant malheureusement toute réflexion sur la question de la baisse des taux de profit. Or, c’est un point fondamental : si les ultra-riches devaient évidemment payer davantage de taxes, cela ne réglerait pas le problème que pose une économie capitaliste en plein déclin, qui se répercutera sur les plus pauvres [...]. Trop de gens se focalisent uniquement sur Trump ou pensent que nos problèmes seront résolus si les riches et les entreprises payent leurs impôts, avec pour modèle la sociale démocratie à la Bernie Sanders ou Mamdani. Certes, cette perspective est bien plus désirable que l’austérité néolibérale, sans parler du fascisme. Et je souhaite évidemment que Mamdani l’emporte. Mais à moins que des réformes pavent la voie à un mouvement prônant un changement radical, nous resterons condamnés au marasme politique. Ceci dit, le dogmatisme n’est en rien une solution. Difficile de suivre les gauchistes purs et durs qui refusent de soutenir toute cause n’étant pas purement révolutionnaire – ceci même dans l’éventualité où une réforme permettrait à un million d’enfants de s’alimenter ou à de nombreux exilés d’échapper à l’expulsion. Plongés dans un horizon abstrait et intellectualisé, ils ne voient pas que d’innombrables personnes sont en danger.

Cela ne doit pas nous empêcher de souligner les conséquences de la chute du taux de profit. Il est clair que le capitalisme contemporain ne peut pas mettre en place l’équivalent des réformes keynésiennes prises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, malgré les immenses fortunes individuelles accumulées durant le second Âge d’Or6 que nous traversons. Même si ces fortunes sont confisquées, cela ne suffira pas à renflouer le capital et à perpétuer le système, si bien que ce seront les travailleurs qui payeront les pots cassés. [...] Hormis les marxistes, personne ne semble en prendre conscience, l’attention étant focalisée sur les excès des ultra-riches. C’est frustrant.

John Marcotte traduction Émilien Bernard

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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1 Ce déguisement a été popularisé depuis qu’une vidéo d’un agent fédéral gazant un manifestant en grosse grenouille gonflable à Portland (Oregon) est devenue virale. L’idée de se déguiser en costume d’animaux gonflables s’est ensuite diffusée aux marches No Kings.

2 C’est ainsi qu’Elie Mystal de l’hebdomadaire The Nation désigne les conservateurs.

3 Le mouvement No Kings (Pas de Rois) consiste en une série de manifestations contre l’administration Trump, dont la première a eu lieu le 14 juin dernier.

4 Syndicat international fondé en 1905 aux États-Unis, très offensif et radical jusqu’à son déclin au milieu des années 1920.

5 Jeune étoile montante du Parti démocrate dont il incarne l’aile gauche qui se présente aux élections municipales de New York, dont le résultat sera connu le 4 novembre.

6 Référence à un premier « guilded age », période de prospérité et d’augmentation des inégalités s’étalant des années 1860 au début du XXe siècle.

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CQFD n°246 (novembre 2025)

Ce numéro de novembre s’attaque de front à la montée de l’extrême droite et à ses multiples offensives dans le milieu associatif et culturelle. On enquête sur les manœuvres des milliardaires réactionnaires, l’entrisme dans la culture et les assauts contre les assos dans le dossier central. Hors-dossier, on vous parle des les alliances nauséabondes entre hooligans, criminels et pouvoir en Serbie, on prend des nouvelles des luttes, de Bruxelles aux États-Unis, en faisant un détour par Exarchia et par la Fada Pride qui renaît à Marseille. Et pendant qu’on documente la bagarre, le Chien rouge tire la langue : nos caisses sont vides. On lance donc une grande campagne de dons. Objectif : 30 000 euros, pour continuer à enquêter, raconter, aboyer. CQFD compte sur vous !

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