« Travailler plus pour gagner moins »

En plein mouvement contre la loi Travail, des correcteurs et correctrices ont décidé de lancer une offensive contre les patrons de l’édition soit-disant de gauche. Avec une revendication des plus élémentaires : ne plus être payé à la tâche et bénéficier des mêmes garanties que les autres travailleurs. Après une fin de non-recevoir, la bataille recommence en septembre. Entretien avec le collectif des correcteurs précaires de Paris.

CQFD : Comment est né le collectif ?

Cerise : Avec l’obligation légale d’offrir une mutuelle à chaque salarié instituée en janvier 2016, le statut des Travailleurs à domicile (TAD) est devenu problématique pour les patrons de l’édition, car ils se sont demandé que faire des TAD en CDI qui travaillent très peu. Ceux-ci leur auraient coûté de l’argent avec la part patronale obligatoire qu’ils doivent payer pour la mutuelle. Le SNE (Syndicat national de l’édition – les patrons de l’édition) a donc cherché à créer une « catégorie objective » de salariés auprès de la Sécurité sociale, c’est-à-dire un statut spécial pour nous extraire du régime des mutuelles et légaliser un régime à part. Heureusement, les syndicats ont refusé la proposition, et la Sécu n’a tout simplement pas répondu. Mais cela a permis de reparler en réunion mixte paritaire du statut des TAD, qui étaient jusque-là plutôt mis de côté par les syndicats. Depuis, une TAD syndiquée assiste à ces réunions, ce qui permet d’aborder les questions nous concernant. Cette représentante syndicale a ensuite décidé de réunir des correcteurs TAD pour discuter point par point des termes de l’annexe IV de la Convention collective de l’édition à laquelle nous sommes rattachés. Parallèlement, les syndicats se réunissaient aussi pour faire leurs propositions.

On a donc organisé des réunions entre correcteurs, sans que personne ne soit juriste, pour décortiquer les choses et voir ce qu’on pouvait changer dans nos conditions de travail. TAD, c’est une position particulière, car travailler chez soi offre une grande liberté, mais on doit la négocier contre une grande précarité. C’est un métier dans lequel les gens peuvent travailler ensemble à distance sans jamais se croiser pour un café ou une réunion de travail en chair et en os. Nous rencontrer et partager nos expériences a permis d’établir une série de propositions pour la révision de l’annexe IV auprès du SNE, qui nous a répondu que le statut devait «  rester attractif pour tout le monde ». Sous-entendu pour les patrons, car où est l’attractivité pour nous ? Cette réponse nous ayant passablement énervés, nous avons lancé une pétition en ligne pour faire connaître nos problématiques et avoir du soutien extérieur. Le fait que le mouvement social contre la Loi travail soit actif à ce moment-là a sûrement aidé à la visibilité de notre lutte, puisque ce ne sont pas seulement des gens du milieu de l’édition qui ont signé.

Quelles sont les conditions de travail d’un correcteur ?

Pour ma part, cela fait une dizaine d’années que je suis correctrice. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai longtemps été payée en droits d’auteur. Les éditeurs utilisaient très largement ce mode de paiement – en toute illégalité, puisque nous ne sommes pas auteurs –, car ça leur permet de ne pas payer de charges. Aujourd’hui, les patrons de l’édition ont de plus en plus recours au statut d’autoentrepreneur, qui leur permet de ne pas salarier leurs employés, tout en étant relativement conformes au droit du travail.

Le problème demeure : même en étant salarié, comme c’est mon cas, en TAD, nous avons un statut très précaire. Je n’ai pas de contrat de travail, je suis en CDI de fait, car je travaille depuis longtemps avec le même employeur. Nous sommes tous très éclatés, très peu au courant de nos droits, et j’ai pour ma part appris par hasard que j’étais en CDI. Il n’y a donc aucune clause spécifique dans mon emploi, aucune négociation préalable, aucun document signé. L’annexe IV nous garantit un statut de salariat, avec les avantages liés au Comité d’entreprise, et une mutuelle largement prise en charge par l’employeur dans la maison pour laquelle je travaille, ce qui n’est par exemple pas le cas d’un autoentrepreneur qui doit se débrouiller seul pour les soins. Cependant, l’annexe IV ne nous garantit pas le nombre d’heures travaillées dans le mois. Nous sommes donc en CDI, mais sans assurance d’un salaire en fin de mois, car nous sommes payés à la tâche, c’est-à-dire au nombre de signes relus. Notre revendication principale – mais il y en a bien d’autres – porte donc sur ce système de paiement aléatoire, et nous aimerions qu’à partir d’un calcul des heures travaillées à l’année, le salaire soit lissé. Avoir un revenu minimum garanti.

Aujourd’hui, on ne sait jamais d’un mois à l’autre ce qu’on va gagner. Il arrive donc qu’en milieu de mois, on se retrouve à courir après les boulots pour payer son loyer, car on voit que l’entreprise ne va pas nous donner assez de boulot cette fois-ci. Cela dit, ce statut est comme un privilège par rapport à celui d’autoentrepreneur (AE), car on peut alors se faire éjecter du jour au lendemain sans préavis. C’est du salariat déguisé : le travail est le même que pour un salarié en CDI en TAD, les deux n’ont aucune garantie de retravailler d’un livre à l’autre, mais le TAD est plus protégé en cas de licenciement effectif. Pour l’AE, la question n’est même pas celle d’être viré ou pas, puisqu’il n’est jamais vraiment engagé, mais de continuer à être ré-engagé d’un boulot à l’autre. Ce qui impose bien sûr une grande docilité dans l’exécution des tâches demandées par l’employeur. Et cela met aussi la pression aux travailleurs en CDI, car si on rechigne à faire quelque chose, l’employeur peut trouver un AE pour s’en charger, et le boulot nous file sous le nez. Or le recours aux AE est de plus en plus fréquent. Dans notre collectif, certains ont le double statut : TAD et AE pour pouvoir travailler les mois où l’employeur principal ne donne pas assez de boulot. Malheureusement, nous avons du mal à fédérer une population éclatée, habituée à devoir dire oui à tout pour pouvoir gagner sa vie, pas du tout habituée au collectif du fait même de notre statut de travailleur à domicile. Et dans tout ça, personne ne peut vraiment faire grève.

Et le travail en lui-même change-t-il ?

Tout est devenu plus rapide pour réduire les coûts humains avec des délais sans cesse plus serrés, et moins bien structuré. Il n’y a par exemple qu’un seul passage de correction sur les livres, alors qu’avant il y en avait deux – ou bien, on fait l’impasse sur la préparation de copie1, et le correcteur se retrouve à faire deux boulots en un. On nous demande souvent de bosser pour les jours fériés ou les week-ends sans augmentation de taux horaire. C’est un travail en montagnes russes, avec des périodes de chômage technique imposé et de grands coups d’accélération très stressants.

Le boulot du préparateur, comme celui du correcteur, demande un niveau de qualification assez élevé, il faut vérifier les sources, parfois réécrire des passages en s’adaptant au style et à l’univers de l’auteur, avoir une culture générale extrêmement vaste pour pointer les incohérences techniques ou culturelles. Être en mesure de faire des allers-retours avec l’auteur tout en restant cordial et judicieux dans les échanges. On a aussi pris une partie du boulot du maquettiste, en préparant les feuilles de style de sa composition. Bref, avec le même salaire, plutôt bas et sans augmentation, on a une feuille de mission qui ne cesse de s’allonger, et il nous faut garder l’esprit ouvert en permanence. Or la précarité, ça ne libère pas l’esprit.

Vous travaillez dans une grande maison d’édition de gauche, cela facilite les rapports avec l’employeur ?

Les maisons d’édition, même si leur politique éditoriale est orientée à gauche, appartiennent souvent à des groupes, et sont fatalement prises dans des logiques d’entreprise, avec des actionnaires, qui rattrapent bien vite leurs grands idéaux affichés. Les petites maisons indépendantes, souvent par manque de fonds, ont recours à des AE (ou à du droit d’auteur), mais comment peut-on être militant et précariser ceux qui travaillent pour vous, appliquer la politique salariale la plus libérale et favoriser l’exploitation ? On peut faire tous les beaux discours qu’on veut, la politique est finalement la même partout : travailler plus pour gagner moins. Et cette règle est en vigueur dans les maisons qui publient les livres les plus critiques du système et les plus révolutionnaires.

Comment envisagez-vous la continuation de votre collectif et de votre lutte ?

On voudrait un avenant à l’annexe IV, mais ce que le SNE s’est pour l’instant contenté de proposer, c’est un rappel des bonnes pratiques. Bref, quelque chose qui ne sera jamais appliqué. Du coup, on ne va pas lâcher, et on prépare des rassemblements et des journées d’action dès septembre.

Signer la pétition !

Les 451

Suite à L’Appel des 451 publié dans Le Monde en septembre 2012, ce groupe a mené plusieurs enquêtes sur l’économie du livre, et organisé des rencontres en France, en Espagne ou en Italie visant à réunir des travailleur/euses des différents métiers de la chaîne. Le texte La querelle des modernes et des modernes permet notamment de mieux comprendre le livre comme une marchandise prise dans l’économie libérale contemporaine, et donne des pistes de lutte. L’idée principale est de ne pas séparer l’édition critique de l’agir révolutionnaire : publier de belles idées peut s’accompagner de pratiques cohérentes. Les 451 (température à laquelle brûlent les livres dans le roman de science-fiction Farenheit 451 de Bradbury) sont en sommeil depuis mars 2014. Jusqu’au grand incendie ?

Textes disponibles par ici !


1 La préparation de copie consiste non seulement à corriger orthographe, grammaire, syntaxe, mais également à vérifier les faits énoncés, à contrôler la logique du texte, ou encore à s’assurer de l’unité dans les noms propres. Dans cette phase, le correcteur est souvent amené à proposer des reformulations. La correction est l’étape d’après : traque des coquilles et problèmes de typographie.

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