Questionner la domination adulte

« Les parents continuent de considérer l’enfant comme leur propriété »

Rarement remise en cause, la domination exercée par les adultes sur les enfants apparaît souvent comme « allant de soi », voire comme une condition sine qua non pour assurer la protection et le « bon développement » des plus jeunes. Autant de justifications qu’Yves Bonnardel, auteur du livre La Domination adulte : l’oppression des mineurs, refuse en bloc. Pour lui, cette domination est à envisager au même titre que les autres : systémique et politique, elle profiterait aux premiers sans manquer de nuire aux seconds. En compagnie de l’essayiste, tour d’horizon d’une pensée déroutante.
Par Liza Kaka

« Quel type de régime se caractériserait par l’imposition d’horaires pour manger, dormir et travailler, par le contrôle de ses fréquentations et de son emploi du temps, par l’impossibilité de saisir la justice, [...] par l’obligation de demander la permission pour tout et n’importe quoi ? Un régime dictatorial  ? un régime esclavagiste  ? Urégime totalitaire  ? Certes, mais c’est aussi le régime de l’enfance. » Voici, savamment résumé par la sociologue Charlotte Debest1, le propos de La Domination adulte : l’oppression des mineurs, un livre d’Yves Bonnardel paru en 2015 aux éditions Le Hêtre Myriadis.

Chercheur indépendant et essayiste, l’auteur semblait jusqu’alors abonné à la question des luttes animalistes : on pouvait notamment le lire dans les pages des Cahiers antispécistes. Mais en 2015, c’est à un tout autre sujet qu’il s’attaque en consacrant près de 400 pages au détricotage des rapports de domination imposés aux enfants par les adultes. Un sujet aux allures d’impensé qui, comme l’écrit Charlotte Debest, a de quoi provoquer un « dérangement d’autant plus grand pour celles et ceux qui assurent lutter contre tous les types de domination, et qui en avaient omis une ». Dérangeant, ce livre l’est également dans la façon dont il pousse l’analyse : ici en interrogeant la possibilité d’une autonomie financière pour les minots, là en remettant en cause le principe même d’éducation. L’ouvrage, préfacé par la sociologue et féministe Christine Delphy, est aussi intrigant par la manière qu’il a de filer la comparaison entre la domination des mineurs et celle des femmes. Par certains aspects, les thèses développées dans ce livre ont donc de quoi dérouter. Il n’empêche : elles offrent assurément matière à penser l’enfance autrement.

Libertaire revendiqué, Yves Bonnardel se souvient d’avoir été « un gamin révolté » par la soumission qu’on lui imposait. De ce sentiment d’injustice, il a tiré un bouquin comme d’autres mettent un coup de pied dans une fourmilière. Entretien

Dans les années 1970 et 1980, le sujet de la domination exercée par les adultes sur les enfants a été décortiqué par de nombreux intellectuels ainsi que par certains adolescents eux-mêmes. Quarante ans plus tard la question semble largement délaissée...

« À l’époque, il était clair que le personnel était politique. Aujourd’hui, cette conscience collective me semble battre de l’aile : comme si les luttes écolo se résumaient à manger bio, les luttes animalistes à se nourrir vegan et la question de la domination adulte à adhérer aux principes de “l’éducation bienveillante”. Aujourd’hui, cette domination n’est plus pensée comme un mécanisme structurel auquel les réponses à apporter sont collectives. »

Selon vous, déboulonner cette domination passerait notamment par l’abrogation du statut de mineur...

« Ce sont des choses qui sont réfléchies depuis longtemps. [L’éducateur et écrivain américain] John Holt avançait déjà il y a plusieurs décennies que, sous prétexte de protéger l’enfant, le statut de mineur le prive en fait de la plupart des droits fondamentaux dont nous bénéficions en tant que majeurs et qui nous permettent de nous soustraire à l’arbitraire et à la violence des autres. Je pense notamment au droit de choisir avec qui on vit, à celui de se déplacer librement ou encore au droit à une vie privée.

Le statut de mineur pose aussi problème dans le rapport à la justice : seuls ceux qui ont autorité sur les enfants peuvent les représenter. Sauf que dans les cas les plus fréquents, ils ont juste ment à pâtir des méfaits de ceux qui ont autorité sur eux. En théorie, les enfants peuvent actionner eux-mêmes les procédures censées les protéger, notamment en portant plainte auprès du procureur ou en se rendant dans un commissariat. Mais dans les faits, ce n’est pas exagérer que de dire qu’ils sont privés des possibilités d’agir et de manipuler ces leviers. D’une part ils ont peu accès à l’information, d’autre part ils n’ont aucun moyen de savoir que ça ne va pas se retourner contre eux : si aucune mesure n’est prise pour les proté ger, comment savoir de quelle manière les parents vont réagir au fait que leur enfant ait tenté d’aler ter sur ce qu’il vivait ? En somme, on ne permet pas aux enfants de se protéger eux-mêmes. »

Pour vous, c’est en premier lieu de leur famille que les enfants devraient pouvoir se protéger...

« En 2018, 85 % des parents disaient user de violences sur leurs enfants2. Jusqu’en 2019 et la loi contre les violences éducatives ordinaires, les enfants étaient d’ailleurs la seule catégorie de la population envers laquelle il était légalement permis de faire preuve de violence. On peut aussi s’intéresser aux chiffres [effarants] concernant les abus sexuels dont les enfants sont victimes. L’anthropologue Dorothée Dussy parle à ce sujet de “domination érotisée”. Ces constats devraient suffire à réformer en profondeur, sinon abolir, le statut de mineur et changer vraiment le regard que l’on porte sur la famille.

On peut en outre parler de la famille comme d’une structure contemporaine d’appropriation. Sous l’Ancien Régime, l’enfant était la propriété du père. Aujourd’hui, on se garde bien de parler de propriété : on dit que les parents ont autorité sur l’enfant dans son “intérêt supérieur”. Mais dans les faits, les parents gardent le pouvoir sur lui et continuent du coup de le considérer comme “à eux”, une propriété sous conditions et sous surveillance, mais une propriété quand même. Il y a d’ailleurs une idée fondamentalement ancrée selon laquelle les parents peuvent faire ce qu’ils veulent de leurs enfants : les éduquer comme ils l’entendent, leur faire croire à la religion qu’ils choisissent ou modeler leur corps sans leur consentement. En cela, la famille est une réelle structure de contrôle et d’exercice du pouvoir. »

Vous parlez aussi d’appropriation sociale...

« Comme je le disais, sous l’Ancien Régime, l’enfant était la propriété du père, devait lui obéir et travailler pour lui. Aujourd’hui, la société, l’État et les institutions continuent de s’approprier l’en fant. Notamment à travers l’école, où le jeune œuvre surtout à la reproduction sociale, bien qu’il soit censé y travailler pour son propre bien. L’école obligatoire a certes permis de quasiment en finir avec l’exploitation du travail des enfants par leur famille mais c’est aujourd’hui le travail de socialisation, le travail scolaire qui a pris le relais : il s’agit pour l’enfant d’apprendre la discipline, le dressage du corps et la résigna tion. L’idée est tout de même de former de futurs salariés, de futurs citoyens et de futurs consommateurs. L’école conduit donc selon moi avant tout à la reconduction de la société. »

Vous estimez donc que la scolarisation peut être perçue comme un travail au même titre que celui effectué par les adultes ?

« C’est un fait : entre les heures de présence en classe et les devoirs à faire à la maison, les enfants travaillent plus que beaucoup d’adultes. Et ils le font dans des conditions souvent difficiles qui ont un impact sur leur corps : de nombreux enfants se plaignent de douleurs au dos, notamment à cause des cartables lourds et du fait d’être assis toute la journée. »

Dans votre livre, vous abordez également la question du travail rémunéré des enfants, notamment dans les pays du Sud...

« Lorsqu’on parle du travail des enfants, on pense au phénomène massif des enfants exploités en Asie, en Afrique ou en Amérique latine. Les organisations internationales ont estimé qu’il fallait interdire le travail des enfants pour abolir cette exploitation. Sauf que c’est en l’état une mesure inapplicable qui ne correspond pas à la réalité : sans travail, de nombreux enfants sont tout simplement privés de ressources. Pour faire valoir leurs droits, nombre d’entre eux se sont d’ailleurs organisés. C’est le cas en Afrique avec le MAEJT (Mouvement africain des enfants et jeunes travailleurs), qui fédère des enfants travailleurs de plusieurs pays, ou au Nicaragua avec les Natras (Niños, niñas y adolescentes trabajadores3) qui revendiquent la reconnaissance et la réglementation de leur travail.

À ce propos, des personnes en lien avec des enfants concernés rapportent que la plupart disent que si leurs parents gagnaient plus d’argent et qu’eux n’étaient plus obligés de travailler pour leur survie, ils continueraient de se battre pour leur droit au travail, ce dernier leur offrant une possibilité de se sentir utile, de découvrir le monde et de se forger une forme d’autonomie. Étant pour ma part pour l’abolition du travail, cela m’avait perturbé de découvrir ces luttes, et en même temps je ne peux que les soutenir. »

Vous faites d’ailleurs le parallèle entre les luttes menées par les enfants pour le droit au travail et celles qui ont été menées par les femmes pour travailler sans l’autorisation de leur mari... Dans quelle mesure est-il convaincant ?

« Les femmes subissaient hier un statut de mineur semblable à celui auquel sont toujours soumis les jeunes. C’est parce qu’elles n’étaient pas reconnues comme responsables d’elles-mêmes qu’on leur refusait le droit de voter, d’initier un procès, ou celui de travailler sans l’accord de leur père ou mari. L’idéologie de la domina tion adulte fonctionne de manière similaire : il s’agit de dénier aux enfants la capacité de discernement, celle de raisonner et de faire des choix rationnels, pour les priver du pouvoir sur leur vie. »

Il existe pourtant une différence fondamentale : l’enfance est un stade transitoire...

« C’est en effet une grosse diffé rence. Pourtant “l’enfant” aussi est essentialisé. Certes, c’est une essentialisation qui évolue avec le temps mais on ne cesse de le biologiser en se référant en permanence à son âge. Il existe une idée toute faite et très normée des qualités qui sont censées définir un enfant de 3 ans, de 8 ans, de 12 ans. Mais les capacités des enfants varient beaucoup selon les individus et les différentes cultures. Ainsi, si on prive les enfants de toute possibilité d’expérience, comme c’est le cas aujourd’hui en France, il y des chances qu’ils ne développent pas beaucoup de capacités et on produit alors le type d’enfance qu’on avait prophétisé : incapable, irresponsable et immature. »

Par Liza Kaka

Vous remettez également en cause le principe même d’éducation...

« Complètement. C’est aussi ce que prônait [l’autrice et journaliste libertaire] Catherine Baker dans les années 1980, en faisant la promotion de l’individu sur un mode anti-social, c’est-à-dire contre l’idée même d’une société qui s’imposerait de façon extérieure à l’individu. Elle voyait dans l’éducation un bon exemple de la façon dont les individus ne sont pas perçus comme s’appartenant à eux-mêmes mais plutôt à une communauté qui se les appro prie, notamment en s’arrogeant le pouvoir de les former pour en faire ses propres mercenaires. L’enfant est vu comme un moyen pour la perpétuation de la société et non pas comme étant en lui-même une fin en soi. »

Mais élever un enfant, n’est-ce pas aussi transmettre des valeurs et le penser entre autres comme un acteur de la société de demain ?

« Catherine Baker s’élevait justement contre ça. Elle disait notamment qu’elle refusait de projeter quoi que ce soit sur sa fille. Il y a aussi dans l’histoire des exemples de telles prises de position. Comme celui de cinq écoles de Hambourg, qui réunissaient environ 600 élèves et qui, à la fin de la Première Guerre mondiale, ont prôné l’“auto-éducation”. Elles refusaient quelque endoctrinement que ce soit des enfants, même pacifiste ou anarchiste. On parlait alors de vivre ensemble et non plus d’éduquer. Il s’agissait de ne plus avoir de projet, quel qu’il soit, sur les enfants. »

Pour conclure, le fait de remettre en question le statut d’enfant n’inviterait-il pas à repenser aussi ce que signifie « être adulte » ?

« Tout à fait. Avant d’être intronisé adulte, on passe dix-huit ans sous tutelle, assujetti. Cela nous rend impatient puis content d’être libéré et de devenir majeur. Ce qui est aussi une façon de faire passer la pilule du versant répressif de la responsabilité : les devoirs. Être adulte, c’est aussi être “responsable de soi-même, avoir sa vie à mener”. Une approche très individualiste qui nie qu’à chaque âge, on a besoin d’accompagnement et de soutien. Remettre en question le statut de mineur, c’est donc sans doute aussi l’occa sion de revoir l’idée selon laquelle “l’adulte” serait un être achevé et autonome, pleinement responsable de lui-même, mais aussi dès lors criminalisable et punissable. »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

1 Dans une recension intitulée « Yves Bonnardel : La domination adulte. L’oppression des mineurs », Nouvelles Questions féministes n° 35 (2016).

2 Chiffre avancé par la Fondation pour l’Enfance en 2018. On parle ici de violences éducatives ordinaires parmi lesquelles les fessées et les violences psychologiques comme les cris ou le chantage.

3 En français : « Garçons, filles et adolescents travailleurs ».

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