Tonfa socialiste
Sécurité : quand la rose pique les idées de la droite
Quiz à deux balles. « La sécurité est la première des libertés » : est-ce donc un slogan lepéniste, une fulgurance orwellienne, ou bien une valeur socialiste ?… Les trois, mon brigadier ! C’est que, entre les vieilles affiches de Jean-Marie Le Pen et les sorties martiales de Manuel Valls le 19 novembre dernier1, l’écart s’est aminci. Tout commence en fait au tout début des années 1980. Pierre Mauroy joue sagement son rôle d’opposant : alors que la droite vient de voter une loi liberticide comme, à l’époque, elle seule sait faire, le futur Premier ministre socialiste joue de solennité. « Nous inversons la proposition : pour nous, la première sécurité est la liberté. » Un autre socialiste, Gilbert Bonnemaison, maire d’Épinay-sur-Seine, chapeaute quelques années plus tard la « commission des maires sur la sécurité » chargée de réfléchir au sujet. Ses bouquins ne disent pas que des bêtises : « Le discours politique de l’insécurité est celui pour lequel le maintien de l’ordre économique et social est une fin en soi qui justifie tous les contrôles. » Le style est un peu lourd, mais c’est pas faux.
La Goutte-d’or et la goutte d’eau
Le hic, c’est que tous les élus socialistes ne cogitent pas ainsi. À la même période, Lionel Jospin fréquente le quartier de la Goutte-d’Or à Paris. Celui qui est à la fois conseiller du XVIIIe arrondissement et député du coin a un petit souci : quelques îlots d’immeubles – plutôt « white » et « blancos », comme dira plus tard un de ses disciples – préfèrent le Front national à la gauche. Peu à peu, à mesure que le FN assoit ses scores électoraux et que les ouvriers désertent le vote PS, Jospin élabore une théorie sophistiquée. « L’angélisme », voilà l’ennemi : pour rassurer le peuple, il faut installer la bleusaille dans les quartiers. Au congrès de Liévin, le futur Premier ministre convoque un vocabulaire inhabituel dans un texte passé inaperçu à l’époque : « La sûreté est la première des libertés », et la pauvreté « ne saurait être présentée comme une excuse aux comportements individuels ». On est en 1994, et Jospin vient d’écrire ce qui deviendra la feuille de route des socialistes pour les deux décennies à venir.
À partir de 1995, le nouveau Premier secrétaire du parti s’entoure d’une équipe acquise à la cause. Daniel Vaillant, son fidèle lieutenant, dirige une équipe composée de Bruno Le Roux, qui a pris la suite de Bonnemaison à Épinay-sur-Seine, Clotilde Valter, une ancienne du ministère de l’Intérieur, et Gérard Le Gal, expert ès sondages. À la fin des années 1990, les initiatives se multiplient : Vaillant et Le Roux rédigent un rapport entièrement tourné sur la chose policière. La Fondation Jean Jaurès organise un séminaire consacré à la « tolérance zéro ». Le PS crée un secrétariat national à la Sécurité. Bruno Le Roux, Jean-Pierre Blazy, Julien Dray, Daniel Vaillant, chacun y va de son petit ouvrage : la sécurité est devenue un genre socialiste.
« Et de droite, et de gauche »
Bien sûr, la prose rose n’embrasse pas encore les outrances de ses adversaires. Tout le monde acquiesce bien que ça se chamaille encore un peu sur la question de savoir si la sécurité est vraiment une valeur de gauche. Les uns disent que oui, parce que foutre des flics dans la rue reviendrait à lutter contre les inégalités ; les autres répondent que non, mais parce que la « sécurité n’est ni de droite, ni de gauche ». La gauche du parti, elle, est aux abonnés absents – et pour cause : Julien Dray, qui incarne alors l’opposition « sociale » à l’intérieur du parti, est occupé à faire ses gammes dans les bagnoles de la BAC2. Lorsqu’au terme de son mandat, en 2002, Jospin déclare qu’il a été « naïf » en pensant que la baisse du chômage entraînerait celle de la délinquance, son ministre de l’Intérieur – un certain Daniel Vaillant – a la mâchoire qui pendouille : quelques mois plus tôt, il a fait voter un arsenal répressif à faire blêmir Charles Pasqua.
Le pauvre Vaillant traverse d’ailleurs des heures sombres : un an plus tard, à l’Assemblée, le groupe socialiste lui ordonne de voter contre la loi pour la sécurité intérieure, signée par Nicolas Sarkozy, mais rédigée par ses soins. L’opposition est malmenée par les tirs de Flash-Balls sarkozystes : quand il démantèle la police de proximité, le PS n’ose pas la défendre. Quand il faut s’en prendre à son discours, c’est en opposant à ses statistiques frelatées d’autres chiffres discutables. Quand il faut critiquer ses actes, c’est pour lui reprocher son laxisme – comme lors de l’émeute en gare du Nord, en mai 2007. Une année qui sera celle de la farandole sécuritaire de Ségolène Royal : « Ordre juste », encadrement militaire des jeunes délinquants, mise sous tutelle des allocations familiales… Au-delà de l’éducation militaire dispensée par son colonel de père, la candidate socialiste ne fait que poursuivre la stratégie de ses prédécesseurs : parce qu’il a renoncé sur les fronts économique et social, le PS cherche à rallier les votes populaires sur des rodomontades autoritaires.
Les visages d’un virage
Alors que Sarko s’est imposé à l’Élysée, le PS cherche à se reconstruire une doctrine. Jean-Jacques Urvoas, alors un illustre inconnu, devient secrétaire national à la sécurité. Pour un socialiste, le type semble avoir les idées à peu près claires, et les écrit partout où il peut : ancien juriste, il reconnaît que la sécurité n’est pas un « droit fondamental », comme le beuglent chaque jour les élus de tous bords ; que la BAC pose problème ; que les chiffres de la délinquance sont faux ; que les Renseignements généraux magouillent sans jamais être inquiétés, etc. Mais ses envies de réforme font flipper le candidat Hollande, qui ne veut pas d’embrouille avec les syndicats de flics et lui préfère finalement Valls au ministère de l’Intérieur. Urvoas a pigé la leçon : trois ans plus tard, après les attentats de Charlie, il défendait sa loi scélérate sur le Renseignement.
Aujourd’hui, les événements récents ont complètement occulté d’autres aspects du virage sécuritaire des socialistes : certaines communes sont arpentées par des municipaux armés ; la plupart des grandes métropoles acquises à la gauche (Paris, Lyon, bientôt Lille) sont bardées de caméras ; alors que la « police de proximité » était censée « rapprocher la police du citoyen », elle est confiée à des CRS en fourgon qui quadrillent en permanence les quartiers populaires. Dans les années 1930, l’immeuble qui est aujourd’hui le siège du PS, rue de Solférino, abritait un syndicat CGT. En 1940, le régime de Vichy y installa son ministère de l’Information et de la Propagande. Quels fantômes hantent donc ce parti ?
1 Manuel Valls a présenté, le jeudi 19 novembre 2015, le projet de loi renforçant la loi de 1955 relative à l’état d’urgence devant l’Assemblée nationale.
2 En 1999, Julien Dray « s’invite dans les bagnoles de la BAC, se balade en banlieue parisienne, reçoit quelques caillasses, et revient plaider en faveur de ces brigadiers “soldats de la République” et de leur difficile métier ». Cf. « Le PS rosse au poing », CQFD n°86, février 2011.
Cet article a été publié dans
CQFD n°141 (mars 2016)
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Paru dans CQFD n°141 (mars 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Rémi
Mis en ligne le 25.03.2016
Dans CQFD n°141 (mars 2016)
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