États-Unis : Le « socialisme » made in Bernie

Rarement, dans l’histoire étasunienne, on aura vu un discours aussi volontariste pour la réduction des inégalités que celui de Bernie Sanders, lors des primaires démocrates pour l’élection présidentielle. Au pays du libéralisme flamboyant, certains Américains seraient-ils soudain touchés par la grâce de la justice sociale ?

La pluie tombe à verse sur le lac Champlain. Dans le bac qui traverse de South Hero Island vers l’embarcadère de Plattsburg, David, un jeune ouvrier du New Jersey, propose de nous déposer à la gare. Ici, « transports publics » est un concept socialiste. Sa voiture est remplie par ses caisses à outils, il est sur la route depuis des mois, se déplace de chantier en chantier pour des petits boulots trouvés sur le Net. « Je suis un Yankee, j’aime la liberté. Je n’aime pas travailler pour un patron. Mais, attention, je ne suis pas un homme au drapeau [a flag man]. Je ne m’identifie pas avec le drapeau de ce pays, ni avec aucun drapeau ! » Arrivé à la gare, en guise d’au revoir, il nous dit : « Je ne veux pas que mes enfants vivent dans un pays comme celui-ci. C’est pourquoi je vais voter Bernie. – Il va falloir plus que Bernie et des élections !, dis-je. – Une révolution ? Pourquoi pas   », répond-il.

Par Caroline Sury.

Plattsburg est une bourgade du nord de l’État de New York sinistrée par la crise. Les anciennes industries ont disparu, le taux de chômage y est très élevé et les principaux employeurs locaux sont désormais les deux grandes prisons de l’État. Le centre-ville est désertique : on y croise quelques cafés vides, une banque et plusieurs magasins de fripes ; des objets d’occasion en piteux état s’entassent sur les trottoirs. Dans le décor, une coopérative de produits alimentaires bio détonne. Sur le comptoir est posé le journal quaker local dans lequel on peut lire un excellent texte dénonçant le complexe carcéral nord-américain… De l’autre côté de la rue, le Diner polonais est plein à craquer, les burgers et les soupes sont corrects et deux des serveuses, dont une jeune Black, portent des badges « Bernie Sanders ».

La gare de Plattsburg est un lieu improbable, qui semble s’être figé dans les années 1950. Derrière une vieille table et un pot de fleurs, le « chef de gare » fait ses mots croisés. Sur une affichette écrite à la main, on peut lire : « Ici on ne vend pas de billets ! » Deux autres passagers en transit somnolent sur des banquettes en bois. Nous attendons le train international Montréal-New York. « Une fois terminés les contrôles, à la frontière, le conducteur me passe un coup de fil, mais le train est toujours en retard », annonce le chef. Une heure après l’horaire prévu, le voici qui s’annonce avec un long sifflement, comme dans un western. Le chef de gare se précipite dehors avec un petit escabeau qui permet d’accéder au marchepied. Nous voilà embarqués dans un magnifique voyage, le long du lac Champlain, du lac George, du fleuve Hudson. Dans cette Amérique-là, mieux vaut ne pas être pressé ! Une centaine de miles avant New York, le train est à l’arrêt depuis une bonne demi-heure déjà quand un message à peine audible perce à travers les haut-parleurs : « Nous nous trouvons à l’entrée d’un pont qui doit être contrôlé avant que le train s’y engage. Nous nous excusons pour le retard. » Nous arrivons à Pen Station avec deux petites heures de retard. Bob, un ancien de Wall Street recyclé dans la réflexologie qui nous attend, n’est pas étonné : « L’Amérique ce n’est pas seulement Google et la guerre des drones ! Pour ce qui est des infrastructures, nous sommes un pays du tiers-monde… Et ce n’est pas Bernie qui va changer le scénario ! » Nous sommes début novembre 2015, la campagne pour les primaires des élections américaines ne bat pas encore son plein, mais l’empreinte de la candidature du démocrate Bernie Sanders est déjà très présente dans le pays réel.

Trois mois plus tard, le mardi 9 février 2016, le sénateur du Vermont, 74 ans, fait 60 % aux primaires du New Hampshire devant sa rivale, Hillary Clinton. La sphère médiatique et les « spécialistes » s’emballent. Question à dix balles pour journaliste stagiaire : L’Amérique est-elle en train de devenir socialiste ? N’exagérons rien, le « socialisme » de Bernie est du niveau d’un radical de gauche du Lot-et-Garonne. Son modèle est la Suède ainsi que la French Sécurité sociale.

Toutefois, l’homme a quelques formules percutantes, comme celle-ci, qui circule sur la Toile : « Tout ce qui nous effrayait du communisme – perdre nos maisons, nos épargnes et être forcés de travailler pour un salaire minable sans avoir de pouvoir politique – s’est réalisé grâce au capitalisme. » Bernie parle de « révolution politique », reprend les poncifs contre le pouvoir de la finance, avance quelques promesses de réforme fiscale et défend l’amélioration des conditions de vie des étudiants et des travailleurs. Il attaque rarement le Pentagone et le complexe militaro-industriel et reste soft sur la question des armes à feu et le lobby de la NRA (National Riffle Association). Il se montre peu critique envers la politique d’occupation de l’État d’Israël et accable de tous les maux les 1 % qui accaparent la richesse sociale. Liza, une amie infirmière à la retraite, qui rechigne à rejoindre les comités de soutien de Bernie Sanders dans une petite ville du Maine, nous confiait : « Bernie Sanders est un sujet de l’Empire, un protectionniste et un isolationniste. » Néanmoins il dérange. Ainsi, lors du débat du 11 février 2016, avec Hillary Clinton, il a osé attaquer Henri Kissinger et la politique extérieure US depuis la Seconde Guerre mondiale (Vietnam/Cambodge, Chine et Iran) et souligner ses funestes conséquences jusqu’à aujourd’hui. Même s’il n’est pas membre du parti, Bernie a fait toute sa carrière à l’ombre de la machine démocrate et, d’une certaine façon, il ressemble à beaucoup d’autres politiciens de l’aile réformiste du parti. Sa seule originalité est la référence constante à une idée vague de « socialisme ». Le fait est que, depuis 1920, lorsque le grand socialiste Eugène Debs (alors qu’il se trouvait en prison pour ses positions contre la guerre) avait obtenu un million de voix à l’élection présidentielle, c’est bien la première fois qu’on réentend parler de « socialisme », d’inégalité et de justice sociale ou encore de redistribution des richesses, dans les grands médias. Les prestations télévisées de Bernie sont suivies par des millions de personnes à travers l’Amérique, font relever la tête des piliers de bar et des habitués des Diners.

Comment comprendre ce phénomène ? Cette mobilisation essentiellement électoraliste touche avant tout la jeunesse étudiante et blanche et également beaucoup de femmes. Dans le monde du travail, la popularité de Bernie s’étend aussi aux jeunes prolos précaires et marginalisés. Un engouement sans doute passager, qui traduit les désarrois et les inquiétudes profondes de de la société américaine en crise. Des ponts de chemin de fer vétustes au désastre sanitaire, jusqu’à l’appauvrissement généralisé qui touche près de 50 millions d’Américains, la dégradation de l’état du pays y est pour quelque chose. La désillusion sur l’impuissance et la paralysie de l’administration Obama – chez l’électorat blanc « progressiste » notamment – joue aussi à fond. Et, comme partout, la crise du politique est avant tout l’impuissance du politique. Les partis traditionnels implosent, de nouvelles lignes de partage apparaissent et les positions deviennent plus extrêmes : Bernie chez les Démocrates et Trump chez les Républicains.

Trump s’adresse à celles et ceux qui ne croient plus aux politiciens et qui s’accrochent à un passé mythique. C’est le camp de la peur. « Le souci, dit Tom, un copain chauffeur-livreur dans le Queens (New York), c’est que les électeurs de Trump sont tous armés alors que ceux de Bernie ne le sont pas ! » Trump n’est pas le fou qu’on aime à dépeindre, il a l’intelligence dangereuse du politicien qui sait surfer sur la violence irrationnelle. Il peut ainsi formuler les pires énormités qui flattent la rancœur, la haine de l’autre, le chacun pour soi, la victoire des « meilleurs » et le darwinisme social. Ce même darwinisme qui est responsable de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui la plupart de ses plus véhéments partisans. Une mécanique démagogique éprouvée un peu partout.

Le camp de Bernie est celui de celles et ceux qui veulent une autre orientation économique, fondée sur l’interventionnisme de l’État. Dégât collatéral : la dynamique traduit un coup d’arrêt du mouvement de démocratie et d’action directe des années précédentes. Jamais les idées de Sanders n’auraient eu une telle prise sur la jeunesse, jamais sa campagne n’aurait pris une telle ampleur sans la percée du mouvement Occupy en 2011. Or, cette mobilisation électoraliste se retrouve en contradiction avec les principes du mouvement : la contestation du système représentatif finit par aboutir à sa réhabilitation. Le « No nos representan » (« Ils ne nous représentent pas ») des Indignados ibériques et le « Repression : that’s what democracy looks like » (« La répression : c’est à ça que ressemble la démocratie ») d’Occupy, laissent la place aux bureaux de vote et à la délégation permanente et non contrôlée du pouvoir. De ce point de vue, Bernie Sanders et Podemos traduisent la régression momentanée de mouvements qui cherchaient des voies nouvelles et aspiraient à des formes d’autogouvernement.

Dans la phase actuelle du capitalisme, l’espace du réformisme même est réduit à peau de chagrin. Pour les Démocrates, tout se jouera avec le soutien des appareils syndicaux et le contrôle clientéliste de la communauté noire pauvre et hispanique. La mère Clinton sait que la popularité de Bernie auprès de la jeunesse lui profitera in fine, si toutefois elle s’impose comme prévu. Bernie lui-même, après sa victoire au New Hampshire, a déjà annoncé à demi-mot qu’il faudra la soutenir, que le seul ennemi sera le candidat républicain. Vieille logique, vieux discours, vieille politique usée.

Occupy a apporté de l’espoir, Bernie Sanders risque de laisser une couche supplémentaire de désillusion. Dans l’Amérique de tous les possibles, notre menuisier itinérant du New Jersey peut encore dire : « Une révolution ? Pourquoi pas ? » L’idée est toujours là.

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