Reportage de terrain

Réclame le champ !

Oh, le beau monde ! Y en a qui potagent collectivement entre Grenoble et Chambéry avec des habitants d’une cité du coin et font même leur miel. D’autres cultivent une terre coincée entre deux bretelles d’autoroute à Marseille… Reclaim the fields is back again in la France profonde !

Réseau ou constellation européenne informelle, Reclaim the fields (RTF) réunit des « jeunes paysan-ne-s, des sans-terre et des paysan-ne-s en devenir, ainsi que des personnes qui veulent trouver le contrôle de la production alimentaire ». Émanation indépendante de Via Campesina1, sa première grande rencontre a eu lieu à Cravirola (Aude) en 2009 (voir CQFD n° 71). C’est là qu’est née la branche francophone de Reclaim the fields, qui se réunissait fin octobre à cinquante kilomètres au sud de Grenoble. Outre les joyeux maraîchages collectifs, on a vu venir des gugusses qui taillent la route en camion ou se verraient reprendre la ferme parentale en Basse-Normandie, ou bien étudient l’agronomie à Montpellier avant d’élever des bêtes dans les Alpes. D’autres encore qui cherchent ensemble où poser leurs valises et leurs projets de Batotopie (de « batologie », étude des ronces). « La première plante qui repousse sur une terre en friche, et qui sert de nid aux autres plantes », expliquent-ils dans un sourire. Et tous les autres, danseuse, flâneurs, nomades, qui ne savent pas encore très bien si, où, quand et comment ils s’installeront, mais ont bien conscience qu’alors il faudra trouver un bout de terre.

Méthode la plus radicale et la plus précaire, le squat de terrain est au centre des attentions. Depuis les rencontres de 2009, quelques lopins ont été libérés sur le mode de l’occupation directe. D’abord le 28 mars 2010, à Dijon. Un terrain en friche promis à un « écoquartier » a été défriché et semé par deux cents personnes, vite baptisé Potager collectif des lentillères, lieu de maraîchage, formation et rencontres. Puis, le 7 avril 2011, l’envie de prendre la terre traverse les frontières et parvient jusqu’au canton de Genève. Là-bas, les dernières bonnes terres agricoles de la ville se réduisent à trois hectares en pleine zone industrielle et ont failli accueillir une usine de nanotechnologie. S’y trouve déjà le jardin des Charrotons, structure de maraîchage coopératif. Ce jour-là, « à coup de chaînes humaines, de sueur et d’un vaillant tracteur », une centaine de personnes transforment la friche en un potager festif, ouvert à tous. Un militant (éclairé) de Greenpeace aurait même déclaré : « Quand on voit ce que vous faites ici, on se dit que ce qu’on fait nous, c’est vraiment de la merde.2  » Finalement, le 7 mai 2011, à l’appel du réseau Reclaim the fields et des occupants de la ZAD opposés au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes3, quelque 1 000 personnes se mobilisent pour occuper une nouvelle parcelle en friche, et créent la ferme du Sabot4.

par Nardo

Mais occuper la terre au sens large passe plus souvent par la location ou la propriété foncière que par la réappropriation informelle. Se pose alors la question juridique. Les formes prévues par le droit (GAEC, EARL, SCEA, GFA, SCA…) se basent sur des parts de capital ou de participations ne permettant pas à un collectif de devenir propriétaire ou exploitant agricole. Si préférer la propriété collective est d’abord une option politique, elle évite aussi le risque de voir les parts prendre de la valeur et être gérées individuellement. Ce qui désamorce pas mal d’embrouilles liées à la propriété individuelle : décès d’un associé, héritage, spéculation sur la valeur du terrain…

Au fil des jours, le statut associatif est apparu comme une solution possible, même si cela ne réduit pas pour autant le casse-tête réglementaire. En effet, rien n’empêche une association de loi 1901 de devenir titulaire d’une exploitation agricole ou propriétaire d’une ferme : c’est le cas du lieu, dans des montagnes au sud de Grenoble, où se sont tenues les rencontres. Mais c’est souvent le parcours du combattant : « On a dû faire une réclamation pour ne pas remplir une case du logiciel qui était marquée comme obligatoire, raconte une membre du collectif. Il faut mieux connaître la législation que ceux que tu as en face pour surmonter tous les “ça n’est pas possible”. » L’association agricole est propriétaire des bâtiments achetés il y a trois ans et le lieu abrite une dizaine de ses membres. « Au départ, quinze personnes ont misé de zéro à vingt mille euros selon leurs moyens, poursuit-elle. Les statuts précisent qu’en cas de dissolution de l’association, le lieu devra être cédé à un collectif de même nature. En cas de vente, chaque membre fondateur repartirait avec sept mille euros, le reste étant versé au secteur associatif. » Si les verrous sont aussi dissuasifs, ce n’est pas par hasard : « Nous venons de réseaux activistes urbains pas mal engagés, entre autres, dans la lutte contre la spéculation foncière, précise une autre. Nous avons forcément beaucoup réfléchi aux modes d’organisation et beaucoup travaillé sur la rénovation du bâti. Pour le collectif féministe que nous sommes, cela pose la question de l’accès au savoir-faire et l’accès au monde agricole en tant que femmes. » L’idée de s’installer dans la campagne « faisait partie des GPPPT – Grands Projets Pour Plus Tard. Hélas, une opportunité s’est présentée. On n’était pas prêtes, et il fallait tout faire à l’arrache, mais on y est allées. Mis à part le renouvellement du bâti et l’installation dans les lieux, nos activités sont diverses : accueil de réseaux militants, démarrage de potagers et vergers, investissement dans les luttes locales… » À ce stade, l’activité agricole reste anecdotique.

Le mode associatif s’y prête néanmoins, comme dans cette ferme des Cévennes, qui regroupe des personnes venant de différentes expériences collectives plutôt urbaines. « Au départ, il n’était pas prévu de faire de l’élevage, pourtant c’est ce que nous faisons maintenant avec trente chèvres », explique Pascale.

À nouveau, c’est l’occasion qui a fait le larron : « Nous sommes tombés sur un terrain de trente hectares qui nous plaisait beaucoup. Parmi ceux-ci, cinq étaient des prairies et quatre de la forêt. Il était impossible de les entretenir sans les animaux, on a donc gardé une partie des chèvres de l’éleveur précédent et commencé à faire du fromage. Pour le reste, on a un grand potager et des châtaigniers, pour l’autosubsistance et l’échange. » L’association agricole était le meilleur moyen d’avoir un statut de collectif agricole, même si cela implique qu’un des membres soit déclaré en tant qu’agriculteur. « Nous avons eu accès au foncier grâce à Terre de liens5, qui a acquis les terres et avec qui on a signé un bail emphytéotique6 bon marché de trente ans, en échange de la rénovation des bâtiments. Pour l’instant on dort dans des caravanes. » À la dure ! Le premier soir, on nous causait de Bernard Lambert, fondateur du mouvement des Paysans travailleurs dans les années 1970, et paysan sans terre enragé depuis l’enfance – quand son métayer de père répondait « M’sieur not’ bon maître » au châtelain qui lui donnait, lui, du « Mon brave Joseph ». Les paysans sans terre de RTF n’ont pas forcément le même arbre généalogique, mais la rage, oui bien !

Voir aussi « Réseau de fermes » et « Reclaim the seeds ».


1 Mouvement international de paysans et de petits et moyens producteurs qui préconise l’agriculture durable de petite échelle.

3 Voir la revue Z n°4 et CQFD n° 81 et 87.

4 Voir CQFD n° 92.

5 Association qui a pour but de collecter de l’épargne à l’échelle nationale pour acheter des terres.

6 Les droits sur la chose louée sont comparables à ceux d’un propriétaire.

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