Où c’est l’apothéose

Reims, audience correctionnelle. Un militant doit être jugé pour outrage en récidive, les premiers bancs sont occupés par des personnes venues le soutenir. Dans le public, on chuchote, on se salue, on plaisante. La présidente siège seule. Un jeune homme arrive dans le box, il sourit à sa famille et rit avec les policiers qui l’encadrent : « Il vous est reproché d’avoir soustrait divers objets lors d’un cambriolage chez Mlle M. On a trouvé sur place un tee-shirt qui ne lui appartenait pas et sur lequel il y avait vos traces ADN. Vous dites qu’à cette époque, vous étiez sous l’emprise de médicaments et d’alcool, que ça ressemblait à votre manière de faire mais que vous ne vous souvenez pas. – C’est ça. » Après quelques phrases de la procureure et de l’avocate, puis une minute de consultation du dossier, la juge le condamne à 4 mois ferme. Il repart en souriant toujours. L’affaire suivante est appelée : P., un jeune gars intimidé, et R., un homme plus âgé, très sûr de lui, se lèvent des bancs du public sans se regarder. Ils sont accusés d’avoir volé les cuisines d’exposition d’une société dans laquelle ils travaillaient. L’avocat de P. plaide d’abord le vice de forme : « Je considère que le régime actuel de la garde à vue, où l’avocat n’a pas accès au dossier et ne peut pas conseiller son client, est contraire à la Constitution. » Les objections vite balayées, le dossier commence à être instruit et bientôt tout le monde intervient en même temps, avocats, procureure, prévenus. La juge s’avise que l’ancien gérant, qui a porté plainte, est dans le public, et l’appelle à la barre. C’est un homme d’une soixantaine d’années, l’air furieux. L’avocat de P. l’interpelle : « Il apparaît, monsieur, que vous êtes interdit de gérance. – Tout à fait, monsieur ! Mon fils va se faire saisir sa maison à cause de ces deux voleurs et on m’attrape moi ? Ma fille est partie et a été explosée à cause de ça, ça vous pose pas problème ? Je suis artisan, monsieur, depuis 1999, voilà ma carte, ça vous pose également problème ? » Le public rit. L’avocat de l’ancien gérant s’interpose : « Je n’ai pas beaucoup d’agressivité à l’encontre de M. P. parce qu’il est jeune et qu’il est sous l’emprise de M. R. Ce dernier devait tenir ce magasin pendant les vacances, on lui a fait confiance et on n’a plus rien retrouvé à la rentrée. Avec 1 300 euros de revenus, il a trois voitures à 70 000 euros chacune, une maison, un jet-ski ! » La procureure se lève : « M. R. a eu le rôle principal, mais M. P. ne doit pas se sentir dédouané. Il se définit comme un sous-fifre ayant juste eu le tort de prêter son dos et ses muscles lorsqu’il s’agissait de transporter les cuisines. Mais en fait il a été formé par M. R., ce qui met à mal cette thèse. Je demande 8 et 6 mois avec sursis et obligation d’indemniser la victime. » L’avocat de P. fulmine : « Il faut blanchir M. P. parce que quand il s’est rendu compte que tout ça n’était pas bien clair, il n’a rien fait, mais il faudrait savoir si l’intention frauduleuse c’est avant ou après. On veut vider les sociétés, on organise un vol, on récupère tout au black. Alors l’apothéose : je n’en veux pas à mon confrère, loin de là, mais l’apothéose c’est la constitution de partie civile. Soi-disant 150 000 euros de dommages et intérêts ! Que ça ! Attendez, à qui on va la faire, celle-là ? Pas à nous, madame la présidente, pas à nous ! » L’avocat de R. surenchérit : « Désolé pour l’ancien gérant, mais il a voulu utiliser des gens de province pour faire une bonne affaire. Ce n’est pas un dossier de vol, c’est un dossier d’abus de confiance. L’ancien gérant était en état de cessation de paiement. Le plan c’était ça, madame la présidente : on part en vacances, on vient vous dire qu’ils ont volé des cuisines, et on vient vous demander de récupérer de l’argent pour les enfants de l’ancien gérant. C’est un très mauvais dossier. Pardonnez-moi mais il pue, votre dossier. » L’audience est suspendue. Dans le hall, une journaliste de France Bleu, très élégante, invective les gars venus soutenir le militant accusé d’outrage : « Vous n’êtes pas corrects ! Vous appelez à une conférence de presse et après vous refusez de parler aux journalistes ! » Ils rient : « C’était un tract, pas une conférence de presse ! » Le militant la taquine : « Ils ont été méchants avec vous ? – Ils ont été bêtes ! Je n’ai pas de problèmes avec les anarchistes, je trouve ça plutôt bien, mais eux, ils sont bêtes ! » À la reprise d’audience, le délibéré des cuisines est reporté, et le procès pour outrage renvoyé au 7 février.

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Paru dans CQFD n°84 (décembre 2010)
Dans la rubrique Chronique judiciaire

Par Juliette Volcler
Mis en ligne le 05.01.2011