Bouquin

Les histoires d’amiante finissent mal

Avec Amianto, une histoire ouvrière 1, Alberto Prunetti fait revivre son père, Renato, ouvrier mort de l’amiante, et rend hommage aux travailleurs, chair à usine de l’Italie du miracle économique. Le plus surprenant, c’est qu’il parvient à le faire avec tendresse et humour.
D.R.

Dans la Toscane des années 1970, Renato a une vingtaine d’années. Dès les premières pages du livre, apparaissent des photos de ce beau garçon, solide gaillard aux épaules élargies par le travail commencé à l’âge de quatorze ans. C’est un jeune père qui ne ménage pas sa peine pour subvenir aux besoins de sa famille. C’est le héros du petit Alberto. Et pas n’importe quel héros : un working class hero, comme dans la chanson. En guise de cape, une bâche gris sale le protège des étincelles quand il soude à quelques centimètres d’une cuve de pétrole. Elle est taillée dans une matière légère qui résiste aux très hautes températures : l’amiante. Ce que Renato ne sait pas, ce que personne ne sait alors, c’est que cette bâche censée le protéger le tue déjà à petit feu. « Une seule fibre d’amiante et dans vingt ans vous êtes mort. » Et puis il y a tous les autres poisons qui s’infiltrent dans le corps de Renato tandis qu’il accomplit ce travail dont il est si fier : l’essence, le plomb, le titane détruisent lentement son organisme.

C’est une histoire d’héritage, mais pas de ceux qui se règlent chez le notaire. Ce qu’Alberto Prunetti reçoit, c’est un statut, presque un titre de noblesse : « fils d’ouvrier ». Soudeur, tuyauteur, métallurgiste, Renato est un ouvrier qualifié toujours en déplacement, dont les compétences sont recherchées et payées, croit-il alors, à leur juste valeur : il peut mettre sa famille à l’abri du besoin, devenir propriétaire de sa maison. Il rentre chez lui un week-end sur deux, le sac plein de vêtements à laver et repart presque aussitôt gagner sa croûte dans une autre usine ou une raffinerie à l’autre bout du pays. Être un fils d’ouvrier, pour Alberto comme pour ses camarades de classe, ça n’a rien de honteux. Mieux vaut être fils d’ouvrier que fils de bourgeois : malheureux gosses de riches soumis à mille conventions sociales, empêchés de jouer dehors et toujours perdants au foot. C’est cet enfant qui, pétri d’admiration, parle de Renato et de ses exploits, des westerns spaghettis du soir, des bagarres et des matchs de foot.

Et un autre Alberto corrige la copie. Celui-là n’est plus un enfant et il a compris qu’il appartient à la classe de ceux qui se tuent à la tâche, ceux dont la santé ne vaut rien ou pas grand-chose. Il n’est pas toujours d’accord avec son père, il n’adhère pas à l’idéologie du travail comme valeur absolue. Comment le pourrait-il, après avoir vu son père et ses collègues déjà abîmés à 40 ans, morts avant 60 ?

La tragédie, que des histoires de rots sonores et de matchs de foot avaient chassée pendant un temps, revient, plus dure, plus crue. Plus grande aussi : l’histoire de Renato, c’est celle de l’Italie du boom économique et de la crise qui lui succède dans les années 1980. Ce sont les contrats de travail précaires, les ouvriers déjà poussés à l’auto-entrepreneuriat – comme s’il ne suffisait plus d’être exploité par un patron mais qu’il fallait désormais s’exploiter soi-même. C’est la fin d’un certain bien-être matériel pour compenser les sacrifices. La fin aussi de l’espoir d’une vie meilleure pour ses enfants, une vie où l’on ne se ruine pas la santé à l’usine. Alberto raconte le combat pour faire reconnaître la maladie professionnelle de son père. L’histoire de Renato, c’est celle de tous les ouvriers dont les vies valent moins que les profits des patrons.

Et raconter cette histoire sans rien oublier de sa force et de sa douceur, de l’amour filial et de la fierté, des injustices subies, c’est sans doute une compensation bien plus grande que la misérable somme « réparatrice » donnée à la veuve comme une aumône.

Marie Causse

1 Amianto, une histoire ouvrière, d’Alberto Prunetti, a été traduit de l’italien par Serge Quadruppani et publié chez Agone (2019).

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