L’armée goûte mal cette blague de potache et le pouvoir gaulliste, confronté depuis mai à une vague de révolte sans précédent dans la jeunesse estudiantine et ouvrière, veut faire un exemple. Le 14 juin, alors qu’à Paris le préfet commande en personne les effectifs de gendarmerie et de police à la reconquête, drapeau tricolore en tête, du théâtre de l’Odéon, le tribunal militaire de Metz condamne le bidasse Altmeyer pour atteinte à la dignité militaire et intelligence avec l’ennemi. C’est ce second chef d’accusation (qualifié plus tard de « grotesque » par le général Massu lui-même) qui lui vaut, en plus de six mois d’incarcération dans une citadelle militaire, un ordre de mutation pour six mois supplémentaires dans la compagnie spéciale des troupes métropolitaines (CSTM) du fort d’Aiton, héritière des bat’ d’Af’ après l’indépendance de l’Algérie. Une simple mutation ? C’est que le bagne n’a pas d’existence juridique en tant que tel. Un système très pratique pour des autorités affichant leur attachement aux valeurs républicaines et – « en même temps » – cautionnant les mauvais traitements entraînant mutilations et décès parmi la chiourme.
Encore inconscient du danger de mort pesant sur lui, dans le camion qui le transporte de la gare vers le fort, Arsène Altmeyer entrevoit à travers la bâche une inscription sur le mur d’une ferme : « Fort Aiton=SS ». Roué de coups dès son arrivée, il subit pendant six mois le quotidien du forçat : injures, humiliations à répétition, tabassages réguliers. Le calbo, « bocal », est le trou taillé dans la roche brute dans lequel officiers, sous-offs et « petits cadres » (appelés), souvent à la limite du coma éthylique, brisent les fortes têtes. Sans chauffage, sans lumière, sans bruit, sans manger pendant quinze jours. De quoi transformer les plus déterminés en morts-vivants. Il témoigne : « Le silence sépulcral, la mécanisation insupportable des faits et des gestes, la soumission zélée me plongèrent dans un univers démoniaque. »
Dès 1970, une campagne de presse, similaire à celle menée par Albert Londres contre le bagne de Guyane dans les années 1920, exige la fermeture de celui d’Aiton, en s’appuyant notamment sur la parole anonyme de certains « petits cadres » [4] : « Ce que je tiens à dire avec force, c’est que je trouve odieux de prendre de pauvres types appelés pour leur faire faire pendant seize mois de leur vie un travail d’apprenti-kapo. En ce qui concerne les grands cadres, les officiers et sous-officiers engagés, il est exact que ce sont des anciens d’Indochine et d’Algérie, pour la plupart, qui campent leur rôle de SS avec une déconcertante facilité. Il ne leur manque que le fouet pour compléter le personnage. Aiton est la survivance au XXe siècle de méthodes de répression et de châtiment dignes du Moyen Âge. » Aiton est même le théâtre de la geste gauchiste et néanmoins prolétarienne d’un Alain Geismar [5] arrêté une nuit d’octobre 1970 alors qu’il place des explosifs à la base des remparts !
Quand l’existence du bagne savoyard est rendue publique après huit ans de bons et loyaux sévices, Arsène Altmeyer est sorti depuis un an, non sans avoir été contraint à signer un formulaire l’engageant à ne porter aucune plainte contre les autorités. Ultime humiliation et preuve s’il en fallait que l’institution comme le pouvoir connaissaient parfaitement les exactions infligées aux troufions du fort d’Aiton.