Répression en Navarre

Boire et déboires

Sous d’autres cieux, on parlerait d’embrouille entre ivrognes : une algarade à trois heures du matin à la sortie d’un bar, en pleine fête votive, le 15 octobre 2016. Insultes, coups, cheville fracturée… Mais on est à Altsasu, une localité navarraise proche de Pamplona, avec des indigènes qui se sentent basques et une caserne de la Guardia civil perchée sur une colline, comme pour un remake du camp romain et du village d’irréductibles Gaulois. La cheville brisée est celle d’un lieutenant de la Guardia qui, en civil, avait bu là quelques verres avec un collègue et leurs compagnes. Sur son lit d’hôpital, le blessé reçoit la visite du directeur général de cette institution honnie – une campagne de la gauche indépendantiste, Alde Hemendik (« Qu’ils s’en aillent »), réclame son départ du territoire basque. Après quoi le lieutenant refuse de déposer plainte au commissariat, préférant la faire enregistrer à la caserne. Et l’affaire prend une dimension très politique. Les médias parlent de lynchage, d’un véritable « couloir de la mort » formé par une cinquantaine de clients vindicatifs qui aurait accompagné les deux agents en goguette vers la sortie du bar avec force injures et coups de poing. Version que contredit le témoignage du gérant et de deux serveuses qui affirment n’avoir rien vu à l’intérieur de l’établissement, le pugilat ayant éclaté sur le trottoir, après que les deux couples ont payé leurs consommations et quitté les lieux.

Sept jeunes gens sont arrêtés. Une association de victimes du terrorisme, très marquée à droite, se porte alors partie civile et une juge de Madrid se saisit du dossier, au grand dam des tribunaux et des autorités locales, qui protestent contre ce dépaysement abusif de l’instruction. Les familles, le village, puis toute la région se mobilisent contre ce « montage policier ». En qualifiant le délit de terrorisme, on fait encourir aux accusés 15 ans de prison. Neuf jeunes, dont deux mineures, sont finalement inculpés d’«  attentat, coups et blessures et provocation à la haine contre un corps constitué ». Trois d’entre eux sont encore aujourd’hui sous les verrous.

Au printemps 2017, alors que la presse s’était émue du harcèlement quotidien et de l’ostracisme que subiraient les membres de la Guardia civil d’Altsasu, un procureur réclame 50 ans de prison contre six supposés agresseurs, 12 contre les deux filles mineures et… 65 contre celui qui aurait proféré les premières menaces ! Pour justifier ces réquisitions, le magistrat invoque une filiation directe entre l’activisme de certains inculpés et la revendication historique du retrait des corps de sécurité espagnols portée par l’ETA. Il oublie que le groupe clandestin a abandonné les armes depuis novembre 2011 et qu’en pariant sur la voie pacifique la gauche abertzale a depuis gagné en assise sociale et électorale. Mais c’est sans doute ce qui dérange le gouvernement de Madrid, qui semble regretter son ennemi à capuche, commode épouvantail lui ayant longtemps servi à souder le reste du pays autour d’un discours ultranationaliste et sécuritaire. Pareil acharnement judiciaire est rendu possible par la loi de Sécurité citoyenne, dite Loi bâillon1, entrée en vigueur quelques mois avant les faits. Le maire d’Altsasu déplore que pour juger une bagarre de sortie de bar on applique l’article 553 du Code pénal, « modifié en 2015 pour l’utiliser contre les loups solitaires du djihad sans avoir à prouver leur appartenance à une association terroriste ».


1 Lire « Loi du bâillon, loi du pognon » dans le CQFD n°156.

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