Vandalisme révolutionnaire

À fond renversés

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le geste iconoclaste accompagne systématiquement la geste révolutionnaire. Retour sur l’histoire de ce vandalisme politique.
D.R.

Statues royales et monuments de la superstition catholique détruits entre 1789 et 1794, colonne Vendôme abattue pendant la Commune en 1871, emblèmes tsaristes envoyés dans les poubelles de l’histoire pendant la Révolution russe, milliers de bouddhas démolis pendant la Révolution culturelle chinoise et, plus récemment, ceux de Bamiyân « dénichés » à l’explosif par les talibans en Afghanistan1… le geste iconoclaste accompagne systématiquement la geste révolutionnaire depuis la fin du XVIIIe siècle.

Au sens originel, l’iconoclasme désigne la seule destruction des images transformées en objets de culte (idoles, fétiches) ou des représentations de la divinité. Pour le droit, on parle de crime de lèse-majesté, de sacrilège, de dégradation des signes de l’autorité, d’atteinte à la propriété ou de destruction de monument public. C’est la Révolution française qui a « laïcisé l’expérience iconoclaste »2 comme destruction des images de l’Ancien Régime dans ses diverses manifestations religieuses (catholicisme), politiques (monarchie absolue) et sociales (féodalité). Contrairement aux « brisimages » d’inspiration religieuse qui mettent en avant la purification du présent en se retournant vers les pratiques prétendument plus authentiques du passé, les iconoclastes de 1789 regardent vers l’avenir en tentant d’effacer le passé. En l’occurrence, un règne de 1 400 ans qui doit être aboli aussi bien dans l’espace public que dans les consciences.

Le vandalisme révolutionnaire, en particulier quand il s’applique aux monuments de l’art et de l’histoire, ne peut se réduire à une simple action de table rase. La pratique, parfois spontanée et prenant alors une forme carnavalesque, est le plus souvent encadrée par les autorités qui tiennent à affirmer leur monopole de la violence légitime, surtout en période de contestation. En août 1792, l’Assemblée législative est contrainte d’adopter un décret iconoclaste pour procéder à l’enlèvement d’une statue de Louis XV, laquelle avait déjà été la cible de chansons satiriques, de graffitis, de placards incendiaires et de souillures fécales. Déplacement et pas destruction, car l’époque est aussi marquée par la valorisation du patrimoine national résultant de la confiscation des biens du clergé et de la noblesse.

Alors qu’une partie du peuple parisien se montrait favorable à la démolition pure et simple de Versailles – « cet antre du despotisme, dont l’entretien seul mettrait dans l’aisance trois mille familles » –, les bourgeois au pouvoir créaient une Commission des arts et des dépôts publics pour alimenter de futures institutions muséales accessibles au plus grand nombre. Chez ces esprits éclairés par les Lumières s’impose peu à peu un idéal de l’autonomie supérieure de l’art qu’il faut protéger – conserver – contre une populace de barbares – les vandales – incapables d’accéder à une expérience esthétique. Cette position, fondatrice de la conservation du patrimoine, est définitivement victorieuse avec la réaction thermidorienne de 1794. Certes, on rencontre des propos maximalistes, en particulier chez Babeuf dans son Manifeste des Égaux  : « Périssent, s’il le faut, tous les arts, pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle. » Mais certains actes iconoclastes tendent vers la recherche d’un nouveau compromis entre enjeux politiques et artistiques, comme le dépouillement de certains monuments de leurs seuls attributs liés à l’Ancien Régime (à l’instar d’une couronne remplacée par un bonnet phrygien).

Enfin, la période révolutionnaire voit naître la formation balbutiante d’un style républicain. Partant de l’idée que le statut d’oeuvre d’art ne va jamais de soi – il est le résultat d’une « construction historique engageant des stratégies de domination sociale et culturelle » –, il faut « faire disparaître l’affichage visuel d’un ordre social révolu dont la survivance dans l’espace public était perçue comme un obstacle à la régénération de la société ». Ce volet s’incarne dans la détestation du style rococo, symbolisant la corruption des mœurs par le luxe. Mais il faut aussi explorer des voies alternatives pour établir les principes d’un art populaire. Ce sont les courants romantiques et réalistes, qui sont alors les plus prisés. Ils sont les mieux à même de représenter des citoyens à part entière, sans condescendance, de témoigner d’un idéal de dignité humaine. Le réalisme sans-culotte, nourri de préoccupations sociales et politiques, est assimilé au mauvais goût des classes populaires lors de la répression qui s’abat après la Terreur. Il renaîtra au début du XIXe siècle pour s’imposer, en même temps que que la question sociale, après 1848.

Iffik Le Guen

1 De sérieux doutes pèsent sur l’iconoclasme daechien en Syrie et en Irak : en parallèle aux mises en scène de destruction d’œuvres (en plâtre ?), un marché de contrebande très actif s’est déployé depuis ces zones de conflit.

2 Toutes les citations sont tirées d’Iconoclasme et Révolutions, de 1789 à nos jours, sous la direction d’Emmanuel Fureix, Champ Vallon, 2014.

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Paru dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Iffik Le Guen
Mis en ligne le 23.01.2020