Luttes LGBT dans les Balkans

Un arc-en-ciel à Sarajevo

La première marche des fiertés de l’histoire de Bosnie-Herzégovine s’est déroulée début septembre 2019. La veille, des contre-manifestants avaient défilé pour la défense de la famille traditionnelle…
Photo Jeanne Frank

Sarajevo, ses 340 000 habitants (dont 80 % de musulmans) et… sa Marche des fiertés. Ce 8 septembre 2019, la Bosnie-Herzégovine organise dans sa capitale sa première Gay Pride : elle était le dernier pays d’ex-Yougoslavie à ne pas l’avoir fait.

En raison des violences qui avaient éclaté lors de précédentes tentatives, la ville est en état d’alerte. Afin d’assurer la sécurité des marcheurs, plus de 1 100 policiers ont été déployés, dont des membres des forces anti-émeute et des tireurs d’élite postés sur les toits des immeubles. Un dispositif très strict, dont se plaignent certains manifestants sur les réseaux sociaux : « Nous ne sommes pas en 1992 », lancent-ils en référence au début de la guerre (1992-1995).

La veille, des opposants à la Gay Pride ont défilé au nom de la défense de la « famille traditionnelle ». Ça fait sourire Nera Mešinović, militante LGBT et co-organisatrice de la marche : « Sérieusement  ? Ces gens sont si naïfs. Nous sommes un pays d’après-guerre. Qui a encore ses deux parents  ? 30 % ont grandi avec leurs grands-parents ou leur beau-père. »

« Plus qu’une marche, une révolte »

Ce 8 septembre, entre 2 000 et 3 000 personnes manifestent donc pour le renforcement des droits des personnes LGBT. Elles veulent sensibiliser contre les violences et rendre enfin visibles ces personnes que la société, patriarcale, tente d’ignorer. « C’est une révolte, plus qu’une marche. Il n’y a rien à célébrer, mais c’est aussi un combat contre le fascisme et toute forme de violence », précise Nera Mešinović.

Nera a 28 ans et cela fait cinq années qu’elle a fait son « coming out ». La jeune militante a eu « la chance d’être soutenue » par sa famille. Mais elle et son amie ne sont pas épargnées par les insultes et autres attaques homophobes quotidiennes.

Dans ce domaine-là, les responsables politiques ne sont pas en reste. Après l’annonce de la tenue de la Marche, Samra Čošović-Hajdarević, élue locale à Sarajevo et membre du Parti de l’action démocratique (SDA, formation nationaliste bosniaque et conservatrice musulmane), avait recommandé sur les réseaux sociaux « que des gens pareils soient isolés et mis le plus loin possible de nos enfants et de notre société ».

Par peur d’éventuelles représailles, les plaintes déposées par les personnes LGBT restent peu nombreuses. Et généralement, la police traite les crimes contre les minorités sexuelles comme des délits mineurs.

Une décriminalisation tardive

Du temps de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (1945-1992), les questions liées aux sexualités alternatives étaient taboues. Comme le raconte l’historien et militant LGBT croate Franko Dota, l’homosexualité était alors associée à la bourgeoisie décadente et au capitalisme insatiable, qui « abîme la jeunesse socialiste ouvrière en bonne santé ».

Depuis, la guerre a eu raison de l’unité yougoslave. En 1995, les accords de Dayton ont mis fin au conflit et la Bosnie a hérité du système politique le plus complexe d’Europe. Elle se compose de trois entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, la République serbe de Bosnie et le District de Brčko. L’homosexualité y a été décriminalisée respectivement en 1998 (Fédération de Bosnie- Herzégovine), 2000 (République serbe) et 2001 (District de Brčko). Mais les personnes LGBT et leurs droits restent en marge des préoccupations politiques, institutionnelles et sociales. Le traumatisme de la guerre et la montée du nationalisme au sein des trois communautés (bosniaque, serbe et croate) n’ont pas aidé à détendre la société sur les questions de mœurs. Au final, c’est presque comme si aucun écart à la « norme » n’était toléré. « Nous sommes dans un pays d’après-guerre : fasciste et violent, analyse Nera Mešinović. Hétérosexuels ou gays, on se déteste tous sans raison. On se sent étouffés. Cette marche est une bouffée d’air frais, mais nous avons besoin d’un vrai changement, d’une thérapie et de personnes engagées. »

De la loi à la réalité…

Les premières formes de militantisme LGBT en Bosnie-Herzégovine remontent au début des années 2000. L’Association Q (Udruženje Q) a été la première ONG à défendre et promouvoir les droits des personnes concernées. En 2008, elle a organisé le Queer Festival de Sarajevo mais les militants ont été violemment attaqués par des islamistes radicaux et des hooligans. En 2014, le festival du film queer Merlinka a également été le théâtre de violences homophobes.

Pour les personnes transgenres, la situation est encore plus compliquée. Certes, la discrimination à leur égard est interdite depuis 2009 et la loi permet en principe à celles qui ont changé de sexe de modifier leur état civil (genre, nom et numéro d’identification personnel)… mais la réalité est tout autre. L’identité transgenre figure encore sur la liste des maladies mentales, sous le nom de « dysphorie de genre ». Quant aux opérations chirurgicales de changement de sexe, elles ne sont pas pratiquées dans le pays – du reste, le personnel médical n’y est pas formé. Les personnes transgenres n’ont donc d’autre choix que d’effectuer leur changement de sexe à l’étranger.

C’est ce qu’a fait Elena, 65 ans, qui est peut-être la seule transgenre publiquement visible en Bosnie. « Toute ma vie, je me suis sentie femme », confie-t-elle, avant de raconter que ce n’est qu’il y a cinq ans qu’elle a découvert qu’on pouvait se faire opérer pour changer de sexe : « La Bosnie manque cruellement d’informations pour les droits des personnes transgenres. » Elena a dû demander la citoyenneté serbe afin de pouvoir être opérée à Belgrade. « Je suis très pauvre. Je touche le minimum d’aide en Bosnie. Quand je suis allée en Serbie pour commencer ma transition, je dormais dans des parcs afin d’économiser de l’argent pour mon opération. »

Désireuse de rejoindre l’Union européenne, la Bosnie-Herzégovine a adapté sa législation afin que les droits des personnes LGBT y figurent, se conformant ainsi aux standards minimums requis. Mais il reste un long chemin à parcourir avant que ces textes soient réellement mis en application.

Jeanne Frank
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