Rencontre avec des syndicats de base italiens
S’organiser pour moins travailler
Au début des années 1980, la Federazione delle sigle sindacali di base (RDB) de Rome et la Confederazione unitaria di base (CUB) de Milan comptent parmi les premières expériences ouvrières autonomes en Italie, s’inspirant de l’autogestion ouvrière des années 1970. Ces syndicats, en opposition avec le cadre institué des confédérations officielles, sont issus d’une galaxie hétérogène et conflictuelle, qui prône « la nécessité de donner des formes structurées aux initiatives éparses de lutte contre l’exploitation dans les lieux de travail », comme le rappelle Gianni, militant à Padoue. Pourtant, aujourd’hui encore, la coordination entre les syndicats de base est compliquée, fragmentée par des conflits idéologiques.
À Trévise, l’Associazione Diritti Lavoratori (ADL) est née au début des années 2000 de la pratique des Sportelli degli invisibili (Permanences des invisibles), où le travail militant portait sur la précarité au travail, les questions liées aux migrations et permis de séjour, et sur le droit au logement. La ville, alors gouvernée par la Ligue du Nord, entre en résistance. Un vaste mouvement d’occupation de logements vides et de création de centres sociaux est lancé, dont certain.e.s participant.e.s fonderont l’ADL. Depuis le début, l’idée a donc été de ne pas être une structure syndicale sectorielle uniquement axée sur le travail.
ADL cherche à approfondir des expériences comme celles des années 1960, liées à l’auto-organisation, à la vie quotidienne, aux questions sociales, et à la rencontre de subjectivités différentes (étudiant.e.s et travailleurs.es, par exemple). Ce sont de telles alliances qui, selon Gianni et Sergio, ont permis la phase de lutte radicale et de soustraction (complexe et tendue) aux mécanismes de mise au travail durant les années 1960-70 en Italie. Les partis radicaux Potere Operaio et Lotta Continua furent l’aboutissement politique, extra-parlementaire, de ces mouvements.
D’autres syndicats de base sont historiquement plus liés que l’ADL au syndicalisme traditionnel, revendiquant une identité et des pratiques de « vrais » syndicats de classe. Selon Gianni, les différences entre les syndicats confédéraux italiens (CGIL, CISL, UIL) et le monde du syndicalisme de base « sont de nature éthique et politique ». Les syndicats confédéraux italiens évacuent la notion de « conflit de classe ». Pour eux, la société est composée de « rôles » divergents, et il s’agit de mettre en œuvre des mécanismes de concertation pour obtenir l’amélioration des conditions de travail. Ces syndicats mènent des luttes symboliques qui accompagnent le fonctionnement institutionnel des partis et qui font des syndicats des « articulations de l’État en lien avec la gouvernance et le contrôle de sujets considérés déviants », ajoute Gianni.
De leur côté, les syndicalistes de base considèrent que c’est par la lutte et les conflits qu’on obtient des victoires. La galaxie des syndicats de base a donc « la prétention de vouloir transformer l’état présent des choses ». À travers l’expérience de l’ADL de Padoue, Gianni pense qu’ » être syndicaliste aujourd’hui signifie explorer l’autonomie jusqu’au bout », en prenant à bras le corps les questions des lieux de vie, du logement, de l’environnement, des migrations, qui ne peuvent pas être déconnectées des questions salariales et des rapports de production. Il constate que « la recomposition sociale autour de ces thèmes est compliquée, car elle implique une certaine fragmentation des réalités syndicales de base ». Cela se ressent dans la difficulté de promouvoir des grèves au niveau national.
Dans le secteur public, ADL-Padova intervient dans un nombre limité d’espaces : quelques communes, le service des impôts, les tribunaux. Les autres services, transports publics et hôpitaux, jadis publics, sont aujourd’hui en partie privatisés. Dans le secteur privé, ADL a des affilié.e.s dans les secteurs de la logistique, de la métallurgie, du plastique, du nettoyage ou du tourisme. Avec un peu moins de 100 000 adhérent. e.s, jusqu’à présent, ADL n’a jamais signé d’accord au niveau national. Leur marge de manœuvre ne le permet pas vraiment selon le cadre législatif qui encadre les négociations sur le droit du travail, et par ailleurs, cela n’est pas vraiment ce que les syndicats cherchent à faire.
Dans la branche logistique, secteur clé de la réorganisation du marché capitaliste global, ADL a fonctionné en sens inverse : c’est à partir de victoires locales, dans des entreprises spécifiques, que des réformes au niveau national commencent à être envisagées. En octobre 2016, les accords de filière obtenus par l’ADL avec les sociétés TNT, Bartolini ou GLS dans le Veneto, concernant la protection sociale (maladie, accidents du travail) ou la nature des contrats (paie mensualisée plutôt qu’à l’heure travaillée), ont poussé les syndicats traditionnels à négocier ces termes au niveau national. Localement, ADL a aussi obtenu deux jours fériés payés en plus, autrement dit une diminution du temps de travail sans diminution de salaire.
À la différence de la défense à tout prix du travail qui est au cœur des logiques syndicales traditionnelles, une des problématiques de l’ADL est ainsi de militer pour la réappropriation du temps de vie par les travailleurs, en les soustrayant aux mécanismes de mise au travail. Localement, le bilan est plutôt positif, puisque la pratique des heures supplémentaires a baissé, même lorsqu’elles sont payées 50% de plus. De nombreu.se.s travailleurs et travailleuses ont choisi de mieux employer leur temps. Une grève des heures supplémentaires a été initiée chez Geox, un fabricant de chaussures, avec l’idée de protester contre le chantage du « travailler plus », face à des conditions contractuelles qui obligent à une existence indigne (par rapport à la santé, au logement, etc.). Les travailleurs refusaient les heures sup’, alors que le taux de chômage est au plus haut, et préconisaient plutôt de nouvelles embauches.
De manière plus générale, ces dernières années, les luttes les plus intéressantes au niveau national et international ont été organisées autour des nœuds de la logistique : les travailleurs ont par exemple abouti à la signature d’accords avec les entreprises TNT et DHL, à partir de luttes informelles et localisées. Les victoires obtenues ne sont pas dues à l’hégémonie des syndicats majoritaires, mais du croisement de différents expériences syndicales, où l’action a été déterminée par les conflits qui ont émergé dans des situations concrètes. Tout est parti des entrepôts, avec notamment le problème des différences de rémunération selon les clients, ou la non garantie de l’embauche d’un client à l’autre. Les grands mots d’ordre nationaux ou les théories marxistes n’ont pas été d’un grand secours. ADL et SìCobas, deux réalités divergentes dans l’univers des syndicats de base, se sont coordonnés de manière insespérée. Pour Gianni, « les conditions matérielles ont imposé la composition de classe, c’est-à-dire des ouvriers qui se regroupaient autour d’intérêts communs. Cette composition a été une force pour engager la négociation et produire des accords qui améliorent les conditions à l’intérieur des lieux de travail ».
Le mutualisme et l’entraide restent les valeurs originelles, liées à des expériences militantes, ancrées dans des réalités territoriales. ADL maintient encore ce « caractère fondateur de l’intervention sociale », comme le rappelle Sergio. Les locaux du syndicat sont utilisés par les migrants pour leurs cours d’italien et leurs réunions visant à renforcer les réseaux d’entraide. À Padoue, Gianni insiste aussi sur le fait que les migrant.e.s font preuve d’une forte autonomie organisationnelle, et que leur présence dans les luttes des syndicats de base, notamment dans les boulots saisonniers de l’agriculture, permet des alliances déterminantes pour renverser le rapport de force avec les employeurs.
D’après Sergio, les syndicats de base, ou au moins ADL, ne sont pas seulement concernés par les litiges liés au droit du travail, mais expérimentent des modes d’intervention centrés sur les territoires plus que sur les catégories professionnelles, en s’appuyant sur l’auto-organisation plutôt que sur les structures hiérarchiques. C’est pour cela qu’ADL-Trévise a refusé l’idée d’une confédération, préférant plutôt s’investir dans une coordination nationale de luttes locales. Dans la continuité de l’ouvriérisme des années 1970, il s’agit de couper l’herbe sous les pieds de la bureaucratisation. Notamment en essayant de trouver le bon équilibre entre travail syndical payé (avec le risque de la professionnalisation de la militance) et bénévolat (qui a pour fâcheuse conséquence de ne pas payer un travail effectif). Cela dit, « c’est plus facile à dire qu’à faire ! », avoue Sergio.
Cet article a été publié dans
CQFD n°149 (décembre 2016)
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Paru dans CQFD n°149 (décembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 31.08.2019
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