Darmanite aiguë
Prisons : les enchères de la déshumanisation
Il ne manquait plus que lui ! Mardi 13 mai, en direct à la téloche, Emmanuel Macron s’est, à son tour, lâché sur les prisons. Coupant l’herbe sous le pied de ses omniprésents ministres de la Justice et de l’Intérieur, il s’est déclaré favorable à la location de places en établissement pénitentiaire à l’étranger. Tout feu tout flamme, Gérald Darmanin lui a emboîté le pas quelques jours plus tard en proposant, sans concertation, la construction d’une taule de haute sécurité à Saint Laurent-du-Maroni. Une prison spéciale au cœur de la jungle guyanaise… Ça vous rappelle quelque chose ? Mais comment en est-on arrivé à une telle surenchère ? Pour comprendre, il faut revenir un an plus tôt, un jour de mai 2024, en Normandie. Lourdement armé, un commando attaque un convoi pénitentiaire au péage d’Incarville, faisant deux morts et trois blessés parmi les surveillants présents. Le détenu transporté, jusqu’alors considéré comme peu dangereux, aurait lui même coordonné l’évasion depuis sa cellule. L’événement remet alors immédiatement une pièce dans la machine à fantasmes des médias et des politiques : que se passe-t-il vraiment derrière les murs d’enceinte et les miradors des presque 190 établissements pénitentiaires français ?
Il faut souligner une réalité carcérale : en prison, on meurt– et beaucoup plus qu’àl’extérieur
Il se passe qu’en prison, on vit dans des conditions indignes. D’abord, la promiscuité : au total « il y a 5 500 matelas par terre » dans les prisons françaises, explique Dominique Simonnot, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), dont le dernier rapport annuel paru fin mai dénonce « une croissance inquiétante et nocive de la surpopulation carcérale ». Ensuite, l’ennui. Le travail – peu intéressant et rémunéré entre 20 et 45 % du SMIC – continue d’être vu comme un privilège ou une récompense et ne concerne qu’un tiers des détenus selon l’Observatoire international des prisons (OIP). Les autres activités – ateliers d’écriture, projections, activités sportives, sorties encadrées, etc. – n’ont quant à elles jamais retrouvé leur niveau d’avant Covid. Or, rappelle encore le rapport du CGLPL : « L’absence d’activités constitue un facteur évident d’accroissement des tensions […] Il relève du bon sens le plus élémentaire que le fait de maintenir trois personnes enfermées 22 heures sur 24 dans 9 m2, sans autre horizon que télévisuel, ne peut qu’impacter négativement leur santé mentale. » Enfin, il faut souligner une autre réalité carcérale, conséquence tragique des précédentes : en prison, on meurt – et beaucoup plus qu’à l’extérieur. Selon l’OIP, « on compte en moyenne un décès tous les deux ou trois jours. La plupart du temps par suicide ».
Mais après Incarville, ces voix sont rendues inaudibles au profit de celles qui affirment avec véhémence qu’en prison, on se prélasse, on téléphone, on corrompt, on se fait livrer des kebabs par drone, on trafique et surtout, on organise la criminalité. Cette conception du prisonnier comme agent criminel fomentant de l’intérieur le chaos du dehors apparaît en même temps que l’importation dans le débat français du terme « narcotrafic » en remplacement de « trafic de drogue », ringardisé. Ce qui se joue ici, c’est la fabrication d’un ennemi intérieur supplémentaire, un énième barbare. Le prisonnier n’est plus un citoyen ayant commis une faute et devant travailler à sa réhabilitation, mais un criminel en exercice qu’il faut – à tout prix – couper de l’extérieur. Punir, de plus en plus brutalement, sans discernement et « sans commisération » comme le disait Bruno Retailleau en mai sur CNEWS. Le sujet est une aubaine pour ces figures de droite en campagne permanente cherchant à rejeter les accusations de laxisme formulées à leur encontre par leurs petits camarades du Rassemblement national (RN).
C’est dans cette ambiance répressive que Gérald Darmanin, fraîchement déplacé à la Justice, fait un tabac en janvier dernier en annonçant un nouveau régime de détention ultra restrictif. Son idée : prendre une prison, la vider, la sécuriser davantage et y placer les 100 plus gros trafiquants de drogue à l’isolement quasi total. La proposition est si bien reçue que, dans les mois qui suivent, on parle finalement de 200, puis de 1 000 détenus, de deux, puis de quatre établissements sélectionnés.
« Aucune étude n’a démontré d’effet dissuasif de l’emprisonnement sur la délinquance ni d’efficacité à prévenir la récidive »
En février, le « ministre des prisons » profite d’une polémique autour de supposés soins esthétiques1 à la maison d’arrêt de Toulouse-Seysses pour interdire l’ensemble des activités « ludiques et provocantes » en détention, dès lors qu’elles n’ont trait ni à la langue française ni au sport. « Personne ne comprend pourquoi ces activités existent », tonne le ministre qui assure que 95 % (au doigt mouillé ?) des Français sont d’accord avec lui. « Tout était faux d’un bout à l’autre dans cette histoire », s’agace la contrôleuse générale dans les pages du Monde, alors que le Conseil d’État vient d’interdire l’interdiction. Mais qu’importe : on a montré les muscles, la polémique a pris, c’est bien ça qui compte. En mars, Darmanin affirme que les détenus paieront bientôt pour les coûts engendrés par leur incarcération (ça s’appelait les « frais d’entretien » et ça a été supprimé en 2003). En mars toujours, Gérald se souvient du ministre de l’Intérieur qu’il était et recommence à s’en prendre aux étrangers : puisqu’ils représentent 25 % de la population carcérale, explique-t-il en substance, il suffirait de les envoyer purger leurs peines dans « leurs pays d’origine » pour régler le problème de la suroccupation.
L’hypothèse serait en travail. Dans la foulée, il rédige une circulaire pour inciter les procureurs à requérir aux Obligations de quitter le territoire français (OQTF) contre tous les détenus étrangers, dès que c’est possible. Avril enfin : annonce de la construction rapide de 3 000 nouvelles places de prison grâce à des modules en béton armé, préfabriqués puis assemblés à l’ombre des bâtiments actuels. Le prisonnier, pris comme objet d’attention politique, fait recette comme jamais. Toutes ces annonces, aussi spectaculaires soient-elles, ne régleront pourtant rien ni aux problèmes de la violence ni à ceux de la taule. Augmenter le nombre de places de prison ne fait pas baisser la surpopulation carcérale, cela augmente juste le nombre de personnes détenues. Et bien sûr, il est peu probable que ça fasse baisser la criminalité. Comme le souligne l’OIP : « Aucune étude n’a démontré d’effet dissuasif de l’emprisonnement sur la délinquance ni d’efficacité à prévenir la récidive. » Et si tant est que l’on croie qu’enfermer des personnes permet de les réhabiliter, c’est plutôt l’incapacité de l’administration à recruter les agents nécessaires à ces missions qui devrait alerter au ministère. Actuellement, il y aurait 7 000 postes vacants de matons et de conseillers d’insertion pénitentiaire. Ça tente quelqu’un ?
Le mystère « DDPF »
Au beau milieu de ce festival d’annonces, on a assisté à l’irruption d’un éphémère et mystérieux groupe de « Défense des droits des prisonniers français » (DDPF). Tout au long du mois d’avril, des prisons ont été attaquées, des véhicules incendiés, des logements de surveillants pris pour cibles et bombés de l’énigmatique sigle. L’affaire a d’abord mis les renseignements en PLS. Constatant des tags en écriture inclusive, ils pensent à l’« ultra gauche », mais les tirs à l’arme automatique ne collent pas. Le crime organisé en mode revanche après les récents coups de filet et le vote de la loi dite « pour sortir la France du piège du narcotrafic » ? Darmanin se frotte les mains : pour lui cette vague d’actions constitue bien la preuve que les trafiquants ont franchi un cap et qu’il faut de toute urgence les boucler et « les couper du monde ». À l’en croire, la République serait définitivement en péril et la prison son dernier rempart. Depuis, une vingtaine de personnes ont été mises en examen sans grand lien les unes avec les autres. Le groupe, qui n’existait pas ailleurs que sur Telegram, s’est évaporé dans la nature.
1 Dans un communiqué du 12 février dernier, le syndicat Force ouvrière justice du centre pénitentiaire s’insurgeait de voir des « soins du visage » proposés aux détenus à l’occasion de la Saint Valentin. Il s’agissait en réalité de donner gratuitement des conseils de soins de la peau à des détenus ayant parfois une piètre estime d’eux-mêmes, dans le but d’aider à leur réinsertion
Cet article a été publié dans
CQFD n°242 (juin 2025)
Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).
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Paru dans CQFD n°242 (juin 2025)
Par
Illustré par Audrey Esnault
Mis en ligne le 21.06.2025