Les vieux dossiers d’Éric

Portrait de l’historien en tenue de combat

« Nous sommes les héritiers d’un merveilleux pays que les rois de France et leurs successeurs ont fabriqué peu à peu et que nous avons le devoir de protéger… On ne se rend pas compte à quel point la France sous la monarchie d’Ancien Régime, a été un miracle de cohésion : c’étaient des gens tellement différents et qui auraient dû s’opposer ! Pourtant, ils ont pu vivre ensemble sous l’égide d’un roi. » Lorànt Deutsch

Un honnête historien professionnel se doit d’être quelque peu collectiviste. Il ne saurait en aucun cas être propriétaire du passé, qui appartient à tous. Et chacun est libre de faire de l’histoire, de droite, de gauche, d’en haut, d’en bas, en passant par les escaliers de service ou en défilant sur les Champs-Élysées. Qu’importe. Mais l’historien amateur s’expose alors au regard critique et public du professionnel, dont le métier est précisément de mettre à distance le passé pour mieux le comprendre, de mettre à distance aussi son propre positionnement politique. Nous sommes tous politiquement situés et ceux qui prétendent le contraire, opposant une histoire « idéologique » (comprendre gauchiste) à une histoire d’honnête homme pleine de bon sens, ne sont que des pitres droitiers. Plusieurs historiens, à la suite du CVUH (Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire), considèrent qu’ils ont un devoir de vigilance dès qu’ils détectent une instrumentalisation du passé, systématiquement nationaliste depuis 2005 du reste (étonnant non ?). Ils portent l’affaire en place publique pour alerter leurs concitoyens sur ces toxiques dérives, mêlant contre-vérités et détournements. Armés de leurs compétences, comment ne pourraient-ils pas endiguer la vague brune qui déferle depuis quelques années sur l’histoire de France ? Ils ne peuvent qu’envoyer valser dans les cordes des animateurs médiatiques aussi souriants que subrepticement réacs (Stéphane Bern, Franck Ferrand) ; des plumitifs du groupe Figaro ; Dimitri Casali, pédagogue autoproclamé bonapartiste ; Lorànt Deutsch enfin, véritable guest-star de cette vague brune et prototype du gentil réactionnaire.

S’il existait un « pays de Candy » de l’historiographie, cela se passerait ainsi. Et l’affaire serait close. Mais dans le monde réel des éditocrates et de la société du spectacle, c’est beaucoup plus rugueux, plus malhonnête surtout. Très répétitif aussi. Le scénario est maintenant rodé. Un homme se présente, avenant, portant bien. Il parle avec assurance. Il faut dire qu’il est édité par des poids lourds (Perrin et Armand Colin pour Dimitri Casali, Michel Lafon pour Lorànt Deutsch). Il raconte une histoire merveilleuse. L’histoire peut guérir la France éternelle de ses maux, si et seulement si le pays renoue avec ses splendides racines chrétiennes, avec la beauté de sa monarchie millénaire, de son aventure coloniale (que dis-je ? son épopée !), avec la gloire de toutes nos splendides batailles gagnées par d’impeccables « grands hommes ». Si l’école – au centre des attaques de la « vague brune » – apprend à nouveau à Kévin et à Toufik à aimer Clovis et le général de Gaulle, alors ils cesseront d’importuner Charles-Hubert. Et la France sera à nouveau unie. Mais, précisent-ils, nous ne faisons pas de politique, nous ne sommes que d’honnêtes Français qui aimons l’histoire virile et chrétienne de notre grand pays. Ce discours nauséabond et ressassé entraîne la réplique des groupes d’historiens vigilants du CVUH, du collectif Aggiornamento (auquel appartient l’auteur de ces lignes) ou de camarades et collègues se regroupant informellement pour répliquer (tels les auteurs des Historiens de Garde, Inculte éditions, 2013).

Et nous portons la contradiction, rendant coup pour coup. Que font nos adversaires ? Acceptent-ils un duel mano a mano, quelque chose qui serait un peu démocratique et loyal ? C’est là que ça devient piquant. à l’égal d’un Éric Zemmour, ils se posent en innocentes victimes, censurées par le « politiquement correct » d’horribles profs de gauche pédago-mondialo-trotskystes tout-puissants. Ils mobilisent pour ce faire d’impressionnants réseaux médiatiques : France 2, 3 et 5, RTL, France Inter, France Info, et Canal + (entre autres) ont reçu complaisamment leurs déplorations offusquées, à défaut d’accueillir leurs contradicteurs. Lorànt Deutsch notamment sélectionne lui-même les autres invités et refuse de débattre avec ceux qui le mettraient en difficulté, consentant seulement à leur laisser la parole sous la forme d’un bref reportage, coupé au montage évidemment. Le plus souvent, la contradiction est rapidement résumée par l’animateur ami et, porté par ces effets de connivence impressionnants, les néo-réactionnaires de l’histoire peuvent donner l’illusion de balayer avec aisance les objections. C’est ainsi qu’ils s’imposent. Sous la pression de la « manif pour tous », la gauche au pouvoir a lâchement accepté leur diktat sur les études de genre à l’école. L’Histoire scolaire sera-t-elle la prochaine victime ?

Éric Fournier est l’auteur de La Commune n’est pas morte, Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013.

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Paru dans CQFD n°116 (novembre 2013)
Dans la rubrique Les vieux dossiers

Par Eric Fournier
Mis en ligne le 06.01.2014