Bouquins
« Notre jeunesse »
« Nous sommes l’arrière-garde ; et non seulement une arrière-garde mais une arrière-garde un peu isolée, quelque fois presque abandonnée. Une troupe en l’air. » Charles Péguy, Notre jeunesse (1910)
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Sempiternellement, Jean- Marc Rouillan risque comme aux dés son retour à la case prison. Toujours il trace sur les feuilles blanches les réminiscences de son passé de guérillero toulousain. Rouillan, l’ex-membre des GARI s’initie ici à la pénitence sur le modèle perécien. Il doit racheter sa faute. Ses ouvrages De mémoire racontent, loin des images des fiches anthropométriques, ses aventures de révolutionnaire. Dans Je regrette, l’ancien membre d’Action directe mêle des souvenirs récents, son attachement à Marseille, avec ceux plus anciens, ses virées avec Ratapignade et Tonton à Toulouse. Il règle quelques comptes comme avec une juge, candidate verte, et se moque des camarades « fils à papa » de Tarnac. Il regrette d’être considéré trop communiste pour les uns, trop anarchiste pour les autres, ou « trop trotskiste » pour les Autonomes.
Alessandro Stella, réfugié à Paris, a pu échapper à la vengeance de l’État italien au prix d’un exil forcé de 30 ans. Le solécisme politique de s’en être pris aux puissants. Tout comme les membres de l’autonomie ouvrière italienne, les derniers soixante-huitards non repentis subissent les foudres des juges antiterroristes.
Entre les souvenirs d’Alessandro Stella dans sa province de Vicenze et ceux de Rouillan, se conjuguent des modes, des musiques, et une façon de renverser le monde. Les chansons de Fabrizio de Andre, ou The Electric Prunes. Un regret et une nostalgie des années 1970 évidemment. Alessandro Stella raconte son combat au sein du monde ouvrier, les grèves dans sa région natale, et le contexte italien jusqu’à l’exécution d’Aldo Moro par les Brigades rouges. Chez lui comme chez Rouillan, les braquages sont le moyen le plus évident de remplir les caisses de la cause et ils ne s’en privent pas. Les suicides et la prison sont aussi des lignes communes. « Toujours les Basques chantaient, le Sarde dressait la liste de ceux qu’il descendrait à sa sortie et ça faisait une sacrée litanie. » La joie des victoires contre l’état ou la police se ressemble. Milles comités et mille révoltes naissent en Italie. Lotta continua, Potere Operaio, Prima Linea, des centaines de groupes sèment la révolution. Ici, dans le paroxysme des plaisirs et des drogues libératrices, l’héroïne fut une ennemie. Devenir un « héros », un échappatoire. Rouillan évoque son camarade italien des Brigades rouges, Moretti, impliqué dans l’assassinat d’Aldo Moro, déclarant aux journalistes Mosca et Rossanda en 1994 alors qu’il était en prison : « Vous êtes en paix avec toute cette histoire ? » Moretti refusant lui aussi de se renier.
Face à cette menace de renversement social, le compromis historique entre le Parti communiste et la Démocratie chrétienne fut l’allié opportun des bombes meurtrières de Piazza Fontana. Qui se souvient du cheminot anarchiste Pinelli « suicidé » au commissariat de Milan ? Et du commissaire Calabresi exécuté, plus de deux ans après pour venger sa mort ? Qui encore se souvient de Puig Antich garotté par le régime franquiste en 1974 à Barcelone ?
Aux origines de l’engagement d’Alessandro Stella, la sortie du PCI de Rossana Rossanda qui fonde alors Il Manifesto. Puis les ouvriers de l’usine textile de Valdagno qui en avril 1968, avaient déboulonné la statue du comte Marzotto – le fondateur de la firme.
Bologne ou Rome sont alors des villes tenues par le PCI. L’affrontement est violent entre les nouveaux contestataires et le Parti. Pour Marcello Tari qui a signé Autonomie, « les partis de gauche et les syndicats se trouvèrent face au mouvement révolutionnaire européen le plus fort de l’après-guerre […] et aux insurgés les plus violents et intelligents qu’on ait jamais vu dans la rue : les autonomes ». Comme le raconte Stella, la créativité et l’enthousiasme débordaient de cette jeunesse. à l’usine Spinnaker en 1978, ils l’emportent face à la direction et font fermer les usines qui veulent faire travailler les samedis. Faire la fête et occuper les usines.
Stella conclut en regrettant que le mouvement de l’autonomie se soit ancré dans la violence armée, comme si ses adeptes avaient, en pratiquant la guerre sociale, oublié leurs buts politiques. Son livre relate sa propre expérience et son regard sur les événements tranche avec celui de Tari – qui a travaillé avec une matière plus universitaire. Toutefois, ils s’accordent sur le moment proprement insurrectionnel de l’époque. Reste Jean- Marc Rouillan qui ne regrette rien. Sauf cette jeunesse folle qu’ils ont partagé des deux côtés des Alpes. « J’ai vécu sur la crête des vagues de temps passionnés. Le regard aiguisé par les rêves. Le coeur empoissonné de justice. »
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Jann-Marc Rouillan, Je regrette, Agone, 2016. Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb, Agone, 2016. Marcello Tari, Autonomie, Italie, les années 1970, La fabrique, 2011.
Cet article a été publié dans
CQFD n°149 (décembre 2016)
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Paru dans CQFD n°149 (décembre 2016)
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Mis en ligne le 12.08.2019