Une industrie en bois

La forêt limousine n’est pas une marchandise

Cela fait plusieurs décennies que la scierie industrielle Farge Bois ne cesse d’étendre son emprise sur la forêt limousine, au détriment des riverains et de l’environnement. Et dans la lutte contre son agrandissement, s’entrechoquent deux visions radicalement différentes de ce qu’est une forêt.
Pole Ka

En Corrèze, au sud du plateau de Millevaches, le train régional qui relie Eymoutiers à Ussel s’aventure sur le viaduc des Farges. Depuis la vitre du wagon, on peut apercevoir la cime d’une quinzaine de sapins de Douglas. Ils ont poussé de part et d’autre des ruisseaux qu’enjambe l’ouvrage. À première vue, rien d’original dans une région qui vit en partie de son exploitation. Sauf que ces douglas-là plantés en 1895, culminent à 60 mètres de hauteur et sont les plus vieux du Limousin.

À 25 kilomètres au sud du viaduc se trouve une scierie du même nom, Farges Bois, qui appartient depuis 2004 au groupe Piveteau Bois, le leader français du granulé. Au moment de son rachat, la scierie comptait une vingtaine de salariés, quelques intérimaires, et produisait 32 000 m3 de bois scié chaque année. Aujourd’hui, plus de 200 employés participent à la transformation de 150 000 m3 de bois scié par an. Mais l’industriel ne compte pas s’arrêter là, et vise à devenir une des plus grandes scieries de France en doublant sa production actuelle. Ce à quoi les riverains s’opposent, soutenus par des associations environnementales, des élus et des syndicats, tout en défendant une autre conception de la forêt, de son exploitation et du territoire.

Défendre la croissance durable…

Depuis le pas de sa porte, sur la commune de Moustier-Ventadour, Jacqueline Monjanel a de quoi enrager. Installée ici en 1974, l’octogénaire a pu observer l’insatiable croissance de la scierie Farges Bois. Mais le prochain projet d’agrandissement du site est d’une autre ampleur. La communauté de communes, après avoir exproprié les terres de la riveraine ainsi qu’une partie de celles d’un éleveur et d’une éleveuse sous couvert d’utilité publique, entend bien les vendre à l’industriel. Au menu : l’agrandissement du parc à grume (les arbres abattus et prêts au sciage), l’installation d’un scanner à rayons X pour maximiser l’utilisation du bois et la création d’une unité de fabrication de lamellé-croisé, ces grands panneaux de bois censés concurrencer le béton et verdir le milieu de la construction.

« L’extension, c’est pour internaliser la production de valeur ajoutée », raconte le responsable du projet lors d’une visite des installations. Ce jour de septembre 2023, des centaines de badauds viennent découvrir la scierie à l’occasion des journées du patrimoine. L’immense chaîne de sciage, le nouveau système automatisé de triage des produits : l’usine est taillée pour utiliser jusqu’aux derniers copeaux qui entrent sur le site. Notre guide ne cesse de le répéter : l’usine répondrait à une « demande croissante » tout en adoptant un fonctionnement «  durable  ».

… à coups de propagande

Tous les employés rencontrés ce jour-là insistent : leur production est en phase avec une forêt respectée. Une petite exposition accueille les visiteurs après leur parcours dans l’usine. Un panneau résume les étapes du cycle du carbone dans deux types de forêts. Pour la première, «  naturelle  », les arbres « arrivent à maturité et commencent à rejeter du carbone » après 100 ans. Un petit nuage rouge le montre : c’est mal. La seconde, « gérée durablement », stocke du carbone sans jamais en rejeter, malgré les coupes et les plantations régulières. Un petit nuage vert le montre : c’est bien.

Un visiteur regarde le schéma, sceptique. Un responsable s’empresse de confirmer les informations qu’il contient. La pédagogie industrielle sait user du martelage, et qu’importe que des études prouvent le contraire1. « C’est faux », me dira plus tard Olivier, écologue et opposant au projet. « Une plantation c’est des plans en pépinière qu’il a fallu faire pousser, donc du carbone. Le transport jusqu’à la parcelle et la plantation : carbone. L’exploitation – tronçonneuses, abatteuses, débardeuses, transport : carbone. La transformation et la vente : carbone. » Pour convaincre, l’industriel met les moyens : quelques cadeaux dans un sac en toile sont distribués avant de repartir – un jeu en bois, un gobelet à l’insigne de l’entreprise et, surprise, un jeune douglas à planter chez soi.

Si le groupe Piveteau communique de la sorte, c’est autant pour reprendre la main sur le récit qui accompagne son projet d’extension que pour devancer les nombreuses critiques. Après plusieurs reportages consacrés aux expropriations occasionnées par l’agrandissement de la zone de stockage2, une manifestation a réuni 200 personnes dans les rues d’Égletons en décembre 2022. Depuis, le collectif Méga-Scierie Non Merci s’est constitué pour accompagner l’association AssoCitra dans son combat juridique et y ajouter une réflexion sur l’avenir de ces forêts déjà largement exploitées3. Il réunit des habitants de la communauté de communes Ventadour-Égletons-Monédières, mais aussi des massifs forestiers concernés par l’augmentation de la production, quelques professionnels de la filière et des naturalistes soucieux de la Goutte molle, le cours d’eau sur lequel la scierie s’est implantée.

« C’est la lutte d’ici !

 »

Février 2024, Rosier-d’Égletons, à quelques kilomètres de l’usine. La salle polyvalente est pleine. Environ 200 personnes ont fait le déplacement ce samedi après-midi pour assister à la première réunion publique à propos de l’extension de la scierie Farges Bois – mais pas les porteurs de projet. « C’est la lutte d’ici », explique une militante. Dehors, il pleut. Des enfants en chasuble jouent au foot devant leurs entraîneurs et leurs parents trempés. Dans le public, on reconnaît la députée de la Creuse, des représentants de syndicats, d’associations environnementales et des membres du groupe forêt du Syndicat de la montagne limousine, qui fédère diverses initiatives collectives à l’échelle du plateau de Millevaches.

C’est d’ailleurs par le biais de cette organisation que Catherine, trop souvent « ravitaillée par les corbeaux  », a été mise au courant de la réunion. Elle vient d’un village situé à une trentaine de kilomètres, près d’Ussel. « Je n’en peux plus », lâche-t-elle tandis que les participants prennent place, avant de s’excuser pour les quelques larmes qui se frayent un chemin sur ses joues. Autour de chez elle, les coupes rases se multiplient. Pour contrer l’impuissance, elle s’est mise en quête de parcelles qu’elle a fini par réussir à acheter. Une poignée d’hectares. Trop peu pour rompre avec un sentiment d’isolement géographique et politique. Le temps d’échanger un numéro ainsi que la promesse d’une visite des feuillus préservés et la salle se fait silencieuse.

La réunion débute sur une bonne nouvelle : le tribunal administratif de Limoges a retoqué le Plan local d’urbanisme (PLU) devant modifier l’affectation des terrains sur lesquels la scierie veut s’étendre. Une victoire qui devra toutefois attendre confirmation après l’appel demandé par la communauté de communes. Les prises de parole s’enchaînent pour faire le bilan des impacts négatifs du projet. Le public approuve. Quelques questions invitent à la nuance, d’autres, au contraire, critiquent la filière forêt-bois en général et l’imposition d’une exploitation industrielle de la forêt. Même la structure de la salle, faite en pièces de lamellé-collé, est prise à partie. Un participant questionne : « Est-ce qu’on veut produire du bois ou de la colle ? » Au terme de deux heures d’échanges, une élue d’opposition conclut : « J’ai appris plus de choses aujourd’hui qu’au conseil communautaire. »

*

Les chaises ont été empilées. Sur une table en plastique, des chips, quelques bouteilles. L’heure est au bilan informel. Antoine, scieur à « 80 % bénévole » dans une structure associative, trouve que la réunion a fait son office, c’est-à-dire diffuser de l’information et regrouper les opposants, mais que la bataille se gagnera sur le terrain juridique. Plus loin, Jacqueline, la doyenne de la mobilisation, et Brigitte, particulièrement active au sein de l’association AssoCitra, savourent un après-midi réussi. Ce que le collectif Méga-scierie Non Merci confirmera quelques jours plus tard : « Le succès de cette réunion témoigne encore une fois de la volonté des habitant·es de ne pas être exclus des décisions politiques qui risquent de transformer durablement leurs activités, leur environnement et leur cadre de vie4 »

Par Élie Marek

1 « Tree growth never slows », Nature (15/01/2014).

3 « Les forêts au charbon », CQFD, n° 166 (juin 2018).

4 Lire « Retour sur la réunion publique du 10 février », sur le site du collectif : megascierienonmerci.org.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
Par Élie Marek
Illustré par Pole Ka

Mis en ligne le 26.04.2024