Témoignages du Camps Est
« L’État veut tout faire pour sortir l’idée de souveraineté et d’indépendance de nos têtes »
Condamné à deux ans de prison pour violences sur forces de l’ordre lors des révoltes de 2024, S.* est enfermé à la prison du Camp Est depuis plus d’un an. Depuis sa cellule, il écrit régulièrement des lettres manuscrites à ses soutiens, à l’extérieur. Avec leurs accords, nous publions des extraits de sa correspondance.
« Je suis observé, surveillé dans cette prison d’État. L’administration pénitentiaire lit mes courriers et peut les censurer, les signaler, les bloquer si elle estime que cela peut porter atteinte à l’intégrité de l’État colonial français […]. L’État veut tout faire pour sortir l’idée de souveraineté et d’indépendance de nos têtes, et ce, par son appareil judiciaire ou comme ici, en usant de moyens psychologiques. Mais il refuse de comprendre que ces aspirations font partie de notre ADN, de notre histoire, de notre quotidien, de nos raisons de nous lever et de nous élever chaque matin. […]
Aujourd’hui je suis capable de dire que le Camp Est est un appareil d’État qui sert à saquer du Kanak. Tu n’imagines pas le nombre d’hommes qui perdent la tête ici, qui sont sous traitements lourds. [...] Les détenus s’échangent entre eux des cachets d’anxiolytiques contre des desserts, des baguettes, du tabac. Pour cela ils marchandent avec les détenus qui bénéficient déjà de traitements réguliers délivrés par les psychiatres. Et ils en consomment à haute dose, écrasés en poudre, mélangés à du tabac, à de l’eau ou à du café… Souvent les détenus tombent KO dans la promenade et il faut les porter jusque dans leurs cellules. Ils ne parlent plus, ne bougent plus. Et ils se bavent dessus, se vomissent dessus, s’urinent dessus, se chient dessus. À force, ils perdent la tête et deviennent des légumes. […]
La lumière de la raison laisse place à l’obscurité et le détenu ordinaire ne peut y échapper. Les hommes deviennent des corps vides dans cette taule. Cela me fait mal au cœur de voir l’état lamentable de mes frères. La prison est remplie de gens qui n’ont commis que des vols. Certains ont pris pour cela des peines à deux chiffres. Ce sont des jeunes, plus que moi parfois. Le plus jeune que j’ai rencontré, il a seulement 16 ans et demi tu te rends compte ? […]
Et puis il y a les piqûres sur les détenus qui font des crises de colère. Le mec dans la cellule à côté de moi, depuis qu’il a fait une crise, il reçoit des piqûres tous les deux à trois jours. Cela fait maintenant deux mois que l’on ne l’entend plus. Il a été incarcéré parce qu’il a pété un carrefour pendant les évènements. Maintenant il ne parle plus, il ne crie plus “Kanaky Dawany1, à bas l’État français.” [...]
L’administration d’État refuse d’admettre les raisons pour lesquelles il y a eu de nombreuses tentatives de mutinerie ici. Pour elle c’est la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) qui a coordonné toutes ces actions en raison du contexte et des dates auxquelles elles ont eu lieu2 […] alors que les raisons réelles et profondes sont simplement les conditions de détention catastrophiques. Malgré les courriers adressés à la direction, aux associations, aux institutions, à la Ligue des droits de l’Homme, rien n’est fait ! La rancœur et la frustration de ne pas être considéré, de ne pas être écouté se sont accumulées et se sont traduites par une radicalisation. Les dates et le contexte ont en effet alimenté les projets de mutineries qu’avaient les prisonniers, mais quel Kanak peut dire qu’à ce moment-là son sang d’autochtone n’a pas bouilli ? Quel Kanak dira que son état ancestral de guerrier ne s’est pas réveillé et manifesté dans son cœur et son esprit lors de cette période-là ? […]
Je ne nie pas le fait que les agents pénitentiaires de terrain subissent aussi les ordres de leur direction, qui subit elle-même le silence et l’inaction du ministère de la Justice. Cela produit des rapports déplorables entre les agents et les détenus. Les détenus commettent des violences physiques sur le personnel pénitencier. Et les agents eux-mêmes profèrent des injures, des menaces. Ils perdent leur sang-froid, vont même jusqu’à entrer dans les cellules et rouer de coups puis humilier les détenus. Il n’y a plus de notion de normalité ici. [...]
Tous les jours et toutes les nuits, B. et moi parlons politique, culture, tradition, social. J’ai hâte de sortir, savourer la liberté et surtout, de ne pas remettre les pieds dans cette taule. Dis aux autres dehors de ne pas nous oublier, nous qui sommes à l’isolement et en détention ordinaire. Nous aussi nous sommes des combattants de la Kanaky libre ! »
⁂
Pour sa participation aux émeutes de mai 2024, V.* a été incarcéré au Camp Est. Aujourd’hui libéré, il a purgé une peine de neuf mois de prison en semi-liberté. Ses propos ont été recueillis à l’automne dernier par Urgence Kanaky. V. racontait alors ses conditions de détention.
« Notre cellule, c’est un conteneur3. Il y fait très chaud. Elle fait environ 6 mètres sur 2,40 mètres . Elle est prévue pour deux mais la plupart du temps nous sommes quatre à l’intérieur. Du coup c’est tout le temps sale. Le matin au réveil, tu passes un coup de balai mais une demi-heure après, c’est de nouveau aussi sale. Parfois il y a des rats et des cafards qui se baladent sur le sol, entre les matelas. Il y a deux lits superposés et les deux autres codétenus dorment par terre. Il y a une fenêtre pour laisser passer l’air, mais elle n’a pas de vitre, juste des barreaux. Cela fait que quand il y a du vent, on ramasse la poussière et quand il pleut, on prend l’eau. Le froid et la chaleur entrent par cette fenêtre.
Entre les toilettes et le reste de la cellule il n’y a pas de cloison, seulement un rideau. Donc, quand on est dans son lit, on entend tout ce qui se passe dans les sanitaires. On a aussi toutes les odeurs. Pour se créer un peu d’intimité, on découpe parfois les housses en plastique qui protègent nos matelas pour se fabriquer des rideaux.
Lorsque l’on est au bloc4, on a le droit à 45 minutes, une heure maximum par jour en dehors de la cellule. Des fois, l’administration nous interdit le ballon de foot. Le seul moyen pour nous de nous défouler... Le reste du temps, nous passons 23 heures sur 24 enfermés, les uns sur les autres. C’est éprouvant. Beaucoup de personnes ici prennent des cachetons. Je ne sais pas ce que c’est exactement mais ils sont shootés, ils sont loin, tu ne peux pas leur parler.
Et puis il y a les fouilles. On nous fouille à nu presque tous les jours. Dès que l’on sort la journée en dehors de la prison, on est fouillé. On est palpé, touché. Parfois, les fouilles sont très poussées, à l’intérieur des corps. C’est dégradant. Et puis les gardiens qui nous fouillent nous oppressent, ils nous menacent. Ils disent : “si tu ne coopères pas, on va être encore plus violents…” Quelquefois, le fait même de sortir en semi-liberté nous dérange parce que l’on sait que l’on va devoir passer par la fouille après. »
* À sa demande, son identité a été anonymisée.
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
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1 « Kanaky tous les jours »
2 La semaine du 13 mai 2024 plusieurs agents pénitentiaires sont pris en otage au sein de la prison du Camp Est et une mutinerie éclate alors qu’au même moment de violentes émeutes ont lieu dans le reste de l’île.
3 Des conteneurs maritimes ont été installés dans la prison pour réduire la surpopulation carcérale.
4 Un quartier du centre pénitentiaire.
Cet article a été publié dans
CQFD n°244 (septembre 2025)
Pour cette rentrée agitée politiquement et socialement, on vous propose un dossier sous le signe de détente (pas tant que ça) : les jeux vidéos. Une industrie bien capitaliste reproduisant toujours les mêmes dominations. Mais certains·es irréductibles luttent pour déconstruire tout ça. Allez, à vos manettes ! Hors dossier, on analyse de la hausse des droits de douane, on prend des nouvelles (pas très bonnes) des indépendantistes Kanaks jugés devant les tribunaux, on donne la parole aux pompiers du Sud, en première ligne face au incendies et on s’intéresse aux violences policières en Belgique.
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Paru dans CQFD n°244 (septembre 2025)
Illustré par Djaber
Mis en ligne le 27.09.2025
Dans CQFD n°244 (septembre 2025)