Quand la forme est aussi politique
Faire du rap pour « faire monde »
Aucun courant musical, en France, n’aura autant déclenché d’espoir et de déception en matière de portée politique. Sans cesse sommés de prendre position ou de s’exprimer sur une situation, les rappeurs ont été comparés à des leaders, à des penseurs. Des militants, en somme. Cette erreur d’analyse qui veut que le rap soit intrinsèquement politique vient sans doute d’une lecture socio-politique d’un phénomène culturel.
Le sujet révolutionnaire moderne vers lequel les regards et les espoirs se tournent – délaissant celle de l’ouvrier spécialisé – a peu à peu revêtu les habits du jeune discriminé, du nouveau pauvre. En France, celui du descendant d’immigré. On a ainsi sur-investi la figure du banlieusard, en la plaçant comme centrale dans le discours politique d’opposition. Avec cette idée sous-jacente : si eux ne sont pas révoltés, comment les Blancs de classe moyenne pourraient-ils l’être ?
Une fois construite cette figure de la révolte légitime, on a propulsé le rappeur – l’équivalent du « bon banlieusard » – dans le rôle de médiateur. Puisque c’était un artiste, au même titre qu’un Brel ou un Brassens, il devenait un interlocuteur, un messager. Pour la gauche des années 1980, il fallait réussir à lui faire dire ce qu’elle désirait tant : la confirmation de la justesse de son programme politique. Mais une fois les caméras braquées sur les rappeurs, la désillusion a été énorme. En réalité, ils n’avaient pas de programme politique particulier, tandis que leur message s’avérait parfois banal ou peu inspiré une fois avalé et digéré par les médias et le pouvoir politique.
Il y a ici un nœud logique sur lequel bon nombre d’intellectuels ont buté : comment parler de l’aspect politique du rap ? Leur erreur : ils espèrent en permanence trouver du discours là où il n’y a en fait que de la culture. La force de cette musique ne vient pas de sa visée, mais de sa résonance. Et c’est ce qui a frappé les générations successives d’auditeurs ne cherchant pas à discerner « une parole rap », ou un genre de programme politique à travers des chansons. Même en se creusant la tête, pas moyen de faire se répondre de manière intelligible, sous la forme d’un discours, un texte de Lalcko, une chanson de LIM ou un clip de Koba LaD. Le premier, à l’écriture à tiroir et au parcours complexe (à cheval entre le Cameroun et la France, puis entre Créteil et Rouen), interpelle tour à tour chacun des cinq sens. Le deuxième, rappeur emblématique des Hauts-de-Seine, a marqué la décennie 2000-2010 avec une musique estampillée « rap de rue », sans concession et minimaliste dans la production. Enfin, Koba LaD est un jeune rappeur d’Évry, remarqué pour sa voix atypique et ses textes très premier degré, et aussitôt signé en major. Non, ce qui unit les morceaux de rap et permet de ressentir l’aspect profondément politique de cette musique, c’est la force irrépressible de « faire communauté ». De « faire monde ».
Si le rap a affolé les médias, inquiété les politiques et terrifié les téléspectateurs, c’est parce qu’il est un genre musical capable de déployer une puissance exemplaire dans la création d’un monde de référence, d’écoute mutuelle et d’autoréférence permanente. Il est fondamentalement spatial, bien plus que temporel : il fait puissance car il fait lieu. Et cela, se voit à travers les références tirées du quotidien, qu’elles soient spécifiques (RER C, Tarterets Zoo 1, La Canebière ou les Champs-Elysées, Boulbi 2) ou générales (cage d’escalier et hall, tour et barre, rrainté 3, périph’ et centre-ville).
Dans le rapport subjectif de la tension entre richesse et pauvreté, dans l’exclusion puis l’irruption au sein du monde de la séduction, dans les codes moraux pervertis par la société capitaliste et sauvés de justesse par la solidarité populaire, il n’y a pas de séduisant programme. Il y a simplement la reconnaissance mutuelle de situations semblables et le sentiment de force qui naît de cette découverte, celle d’une culture commune.
Si le rap est aussi fascinant, c’est d’abord parce qu’il est – plus que beaucoup d’autres mouvements artistiques – créateur d’un commun, d’un réseau de références partagées. Ainsi, il est profondément politique dans la forme qu’il prend, bien plus que dans le fond du discours qu’il porte face au monde.
1 Référence à la cité des Tarterêts.
2 Diminutif de Boulogne-Billancourt dont est originaire le rappeur Booba.
3 Terrain.
Cet article a été publié dans
CQFD n°176 (mai 2019)
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Paru dans CQFD n°176 (mai 2019)
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Mis en ligne le 27.07.2019
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