- Une foule de femmes musulmanes se regroupe derrière le doigt levé d’Ambedkar, le père de la Constitution. [voir encadré ]L’inscription « No-CAA, No-NRC, No-NPR » renvoie au refus des différents dispositifs discriminants d’encadrement de la citoyenneté. En bas, il est écrit en hindi et anglais « Nous regarderons, nous nous battrons, nous gagnerons »
Cette promesse électorale est au cœur d’un projet architectural qui tend à réduire les espaces de vie de la minorité musulmane à des ruines
Ces massacres et émeutes s’étendent à d’autres régions. Alors qu’Ayodhya est restée depuis une plaie ouverte pour les musulmans du pays, le BJP n’a cessé de promettre d’y édifier un temple sur les ruines de la mosquée. Cette promesse électorale, désormais exaucée, est en fait au cœur d’un projet architectural qui tend à réduire les espaces de vie de la minorité musulmane à des ruines.
[|Détruire les mondes musulmans|]
Cette année, nous avons assisté à deux mises en scène faisant écho aux événements de 1992-1993 : d’un côté le spectacle de la victoire et de l’autre celui de la destruction. D’abord, afin de hâter l’édification du temple de Ram, considérée comme un « dessein divin », les nationalistes hindous ont utilisé tous les supports médiatiques possibles : pop culture, clips musicaux, mode, réseaux sociaux… Leur influence s’est étendue jusqu’aux salles de rédaction. On a vu l’équipage de la plus grande compagnie aérienne indienne vêtu à l’image des divinités hindoues ; la plus grande chaîne de cinéma offrir du pop-corn aux spectateurs venus assister à la cérémonie d’inauguration du temple retransmise dans ses salles ; des écoles incitant leurs élèves à écrire et dessiner en l’honneur du dieu Ram. Les marchés de change, les bureaux des administrations et les cours de justice ont fermé pour un jour férié exceptionnel. Une véritable hystérie a envahi les espaces publics comme les espaces privés. En parallèle, des violences de masse ont été perpétrées dans de nombreuses localités au nord de l’Inde (dans les États du Bihar, Uttarakhand, Gujarat, Uttar Pradesh, Maharashtra et Madhya Pradesh). Les habitants de certains quartiers ont appelé au boycott économique et à l’expulsion des musulmans avant de se livrer à des actes d’une extrême barbarie. Des rues entières d’habitations et de commerces musulmans ont été détruites de façon systématique par la foule comme par des représentants des autorités publiques, des cimetières ont été incendiés et plus d’une douzaine de lieux saints et de mosquées ont été profanés et détruits. Ces actes de violence ne sont ni isolés ni arbitraires ; ils font partie intégrante d’une longue histoire de dépossession et de destruction des mondes musulmans en vue de renforcer l’identité hindoue majoritaire.
[|Une fiction multiculturelle|]
Alors que le monde de la recherche [1] analyse désormais la dérive du pays vers le fascisme, de nombreuses voix s’élèvent parmi les forces progressistes pour déplorer la perte de « l’idée de l’Inde » en tant que nation multiculturelle, démocratique et séculière [2]. Pourtant, cette belle idée n’a jamais empêché les discriminations vécues par les communautés minoritaires – les sikhs, les chrétiens et les dalits – ou par les habitants du Cachemire.
Les musulmans n’ont pas le droit de louer ou d’acheter des logements dans certains quartiers et sont relégués dans des quartiers urbains surpeuplés
Cela a même été un argument pour légitimer l’occupation coloniale de ce territoire par l’État indien au lendemain de sa propre indépendance ! La fracture entre cette « idée de l’Inde » et la réalité apparaît aussi dans les multiples topographies de ségrégations à l’œuvre aujourd’hui en Inde. Les musulmans n’ont pas le droit de louer ou d’acheter des logements dans certains quartiers et sont relégués dans des quartiers urbains surpeuplés. Des établissements scolaires et des lieux de travail pratiquent des formes aseptisées d’exclusion et on crie au « jihad territorial » dès qu’un musulman entreprend une activité économique, que ce soit l’ouverture d’un petit commerce ou des investissements immobiliers.
Ces trois dernières années, les violences exercées dans les quartiers musulmans se sont multipliées de façon dramatique. On a vu des foules de suprémacistes hindous débouler dans ces quartiers, armés de couteaux, haches, marteaux, scies, armes à feu, sabres et bâtons, hurlant des slogans anti-musulmans sous le couvert de processions religieuses. Ils attaquent, brûlent et profanent les maisons, commerces, bibliothèques, écoles, mosquées et mausolées, détruisant toutes les sphères de la vie musulmane. La police et les autorités locales se comportent bien souvent comme une extension de la foule criminelle, creusant cette blessure spatiale. Au motif d’assurer le maintien de l’ordre, ils détruisent ce qui reste des propriétés musulmanes.
Les démolitions deviennent ainsi un moyen soigneusement calculé de « nettoyer au Kärcher » le paysage. Il n’y a pas d’issue possible pour les musulmans, tous les moyens sont bons pour les faire disparaître, que ce soit par le biais de la loi ou par des moyens extrajudiciaires si nécessaire. Ce nettoyage opère comme une tentative d’effacer la part musulmane de l’histoire commune et de la remplacer par les symboles hindous de la majorité triomphante. En dix mois à peine, au moins quarante-deux actes de destruction de monuments et de sites sacrés séculaires ont été signalés dans plusieurs villes. La mosquée Shahi a été démolie à Allahabad dans le cadre d’un projet d’élargissement de route ; la mosquée Akhoondji, vieille de 600 ans, a été détruite au bulldozer sous prétexte d’empiétement illégal ; et la Madrasa Aziza et sa bibliothèque centenaire ont été incendiées, plus de 4 500 livres rares disparaissant dans les flammes.
[|Politique des décombres|]
Cette confiscation simultanée de l’espace et du temps de la communauté minorisée témoigne de ce que j’appelle une « architecture de la ruine », où les débris sont une construction délibérée et non des actes isolés chaotiques. Les décombres apparaissent comme la réalisation spatiale des discours génocidaires des leaders religieux et politiques. C’est à la fois un symbole de conquête pour la communauté majoritaire et un théâtre où elle peut se complaire à contempler avec un certain voyeurisme la douleur et la dévastation qu’elle inflige.
Actuellement, la mosquée Gyanvapi, une construction moghole du XVIIe siècle située à Varanasi, une ville du nord de l’Inde, subit une contestation orchestrée qui rappelle celle de la mosquée Babri. Une violence à bas bruit qui pourrait bientôt dégénérer en un autre épisode de massacres et de destructions. Babri n’existe peut-être plus, mais son ombre définit les contours du paysage de la nation hindoue, un paysage marqué par le désir d’établir une monoculture et de rendre toute pluralité impossible. C’est un paysage où les espaces minorisés, qu’ils soient intimes, publics, symboliques, historiques ou religieux, se désintègrent progressivement, jusqu’à n’être plus que cendres, poussière et fumée. C’est aussi un paysage où à chaque tentative d’effacement, nous répondrons : « Nous sommes vivants ».
[/Par Shivangi Mariam Raj/]
- Sur cette fresque, Ambedkar gifle avec la Constitution une personne nommée « andhbakht », qui désigne celleux qui soutiennent le Premier ministre Modi aveuglément, qu’on pourrait traduire par « mouton ».
[(Ces photos de fresques ont été prises par Amaan Ahmed pendant les mobilisations nationales contre la réforme de la loi sur la citoyenneté, qui ont lieu de décembre 2019 à mars 2020. Sur la première fresque, la foule de femmes musulmanes (majoritaires durant le mouvement) se regroupe derrière le doigt levé d’Ambedkar, le père de la Constitution. L’inscription « No-CAA, No-NRC, No-NPR » renvoie au refus des différents dispositifs discriminants d’encadrement de la citoyenneté. En bas, il est écrit en hindi et anglais « Nous regarderons, nous nous battrons, nous gagnerons ». Sur la deuxième fresque, Ambedkar gifle avec la Constitution une personne nommée « andhbakht », qui désigne celleux qui soutiennent le Premier ministre Modi aveuglément, qu’on pourrait traduire par « mouton ».)]