Paysannes en lutte
Déraciner le patriarcat
Selon le rapport statistique de la MSA (la Sécurité sociale agricole) paru en mars 2024, environ 118 841 femmes travaillaient dans l’agriculture en 2022, dont 103 854 cheffes et 14 987 collaboratrices d’exploitation. Sur les 500 000 agriculteur·ices en France, les femmes en représentent près du quart. Autre donnée importante : 29,5 % des exploitations et des entreprises agricoles sont aujourd’hui exploitées ou co-exploitées par au moins une femme. Ainsi, près d’une exploitation sur cinq est dirigée uniquement par des femmes. Dans les trois quarts des cas, il s’agit de petites ou très petites exploitations. Les filières dans lesquelles les femmes sont les plus représentées sont les élevages bovins et caprins, la viticulture et le maraîchage.
Si les femmes ont toujours travaillé aux champs, elles ont longtemps été cantonnées au travail domestique, considérées tout au plus comme les aides de leurs pères, époux, fils pour les semences ou l’élevage des bêtes. Aujourd’hui encore, malgré la conquête de nouveaux droits, le combat continue.
Comme dans toutes les sphères de la société, le monde agricole est traversé par le sexisme. Les discriminations de genre et les freins à l’installation des femmes dans l’agriculture sont encore nombreux, comme le démontre l’enquête menée par la Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (Fadear) en 2020, à laquelle 151 paysannes de toute la France ont participé.
« Le jour de mon accouchement, j’ai participé à la traite, sorti les vaches et fait le fromage »
Parmi les freins les plus cités, il y a ceux qui concernent l’utilisation du service de remplacement lors d’un congé maternité. Difficile de trouver une personne compétente, de confiance, qui saura s’adapter aux spécificités de la ferme, difficile aussi d’avoir accès au service de remplacement. Ainsi, l’une des répondantes témoigne : « Comment voulez-vous remplacer sur un claquement de doigts quelqu’un qui gère les fabrications et la commercialisation, et qui participe activement au reste ? Le jour de mon accouchement, j’ai participé à la traite, sorti les vaches et fait le fromage (en binôme). Ensuite, accouchement par césarienne, donc une semaine d’absence, drôle de semaine à la ferme… »
En plus d’être des femmes, celles qui portent des projets plus alternatifs au modèle conventionnel (être en bio, faire de la production minoritaire, des plantes médicinales…) pointent du doigt l’accueil mitigé qui leur a été réservé au sein de la profession. Une autre raconte : « Certains sont surpris de me voir dans un tracteur ou m’occuper des animaux et pensent que mon rôle se limite à la vente directe et à faire des papiers. »
Pour mettre un bon coup de pelle dans le terreau du patriarcat, les paysannes s’organisent, par exemple au sein d’un syndicat comme la Confédération paysanne, qui possède une commission femmes. Nina Lejeune s’y investit beaucoup : « On travaille sur beaucoup de sujets environnementaux ou liés à l’alimentation. On ne porte pas seulement un projet pour les agriculteurs, mais un projet global et internationaliste. C’est par ce biais que je me suis dit que ma vie pouvait avoir un sens. » Dans le Finistère, Solène Chédemail raconte : « C’est parti d’une demande de la Conf 29, car ils galèrent à recruter des nanas dans le syndicat. Ça m’a vachement motivée, et j’étais une des initiatrices ! Je suis rentrée au comité départemental, en tant que représentante du groupe paysannes. »
Il faut dire que dans ce milieu professionnel, la place des femmes est loin d’être acquise. « Comme je suis associée avec Kévin, qui a démarré l’activité seul avant moi, les gens ont mis du temps à comprendre que je n’étais pas une stagiaire. » Elle en est convaincue : si elle était un homme, les gens ne seraient pas aussi enclins à l’erreur. D’ailleurs, dans son périmètre, deux agriculteurs se sont associés ensemble, sans rencontrer le même problème. « Tout le monde les considère comme égaux, partenaires, alors que moi, même après deux ans, ça ne se passe pas du tout comme ça ! » Elle liste d’autres expériences sexistes, liées notamment au travail mécanique. Comme ce jour où elle et son associé se rendent dans un magasin pour réaliser l’entretien du motoculteur. « Le vendeur ne s’adressait qu’à Kévin, alors que c’est moi qui réalise l’entretien et les réparations mécaniques ! Je lui posais des questions, citait du vocabulaire technique, et le vendeur répondait en fixant Kévin ! Sauf que lui ne comprenait rien, car ce n’est pas son domaine. »
Ces expériences, Nina les rencontre aussi : « Quand je vais dans des magasins de bricolage, que je fais des devis, je m’oblige à prendre plein d’informations avant d’appeler, parce que je ne veux pas me faire avoir… Je sais que je ne le ferais pas si j’étais un homme, car je ne me poserais pas la question de savoir si le gars me la ferait à l’envers ou pas. » Elle raconte se rendre dans les magasins de bricolage avec des vêtements dégueu’ « pour bien montrer que je bosse manuellement » ou encore refuser systématiquement les propositions d’aide pour charger du matériel dans sa voiture « parce que j’ai besoin de montrer que je peux le faire. J’ai le sentiment que je dois le prouver, tout le temps. »
« Je me permets moins de me plaindre de la fatigue ou que c’est trop lourd... »
Autre exemple, celui du matériel agricole, qui est conçu pour les hommes. « Souvent, nous sommes plus petites et on pèse moins lourd. » Nina cite le cas d’une collègue qui a eu un souci de tracteur pendant longtemps, avant d’en comprendre l’origine : celui-ci était muni d’une sécurité, et s’arrêtait dès qu’il ne sentait plus de poids sur le siège. « Ma collègue pèse 45 kg et est toute petite ! Quand elle appuie sur l’embrayage, elle doit se lever un peu pour atteindre la pédale, donc le tracteur s’arrêtait à chaque fois. » « Beaucoup de femmes agricultrices font des descentes d’organes, poursuit-elle, On a cette envie de prouver qu’on peut le faire. Tellement, qu’on se pète la santé. Oui, on peut le faire, mais différemment. Pour moi, le poids du patriarcat dans mon travail, il est là. Je me permets moins de me plaindre de la fatigue ou que c’est trop lourd… J’ai le sentiment de devoir prouver ma légitimité en permanence. »
Solène explique que les luttes de la commission femmes de la Confédération paysanne se concentrent sur la défense des droits des paysannes et des droits sociaux. « On fait en sorte que toutes les femmes qui travaillent sur les fermes aient un statut, des droits aux congés maternité qui soient mieux appliqués. Il y a tout un volet sur la question des violences sexistes et sexuelles et des comportements qui ne sont pas tolérés dans notre syndicat. On forme les gens pour prévenir ces violences au sein de nos syndicats, mais aussi dans les fermes. On réfléchit à comment accompagner les meufs victimes de violences… »
La militante constate que de plus en plus de femmes commencent à les contacter, par exemple dans le cadre d’une séparation. « Les agricultrices qui ont des sous-statuts et qui sont davantage considérées comme des femmes d’agriculteurs n’ont souvent pas leur nom sur les bails et perdent tout au moment de la séparation. On doit donc réfléchir à des outils pour mieux les accompagner. Ça passe aussi par encourager les femmes à s’investir à la Confédération paysanne, à prendre des mandats dans les lieux de pouvoir où il n’y a que des mecs. Notre syndicat essaye d’avoir une réflexion là-dessus, en adaptant les horaires des réunions pour les femmes qui gèrent des enfants, par exemple. »
De manière générale, les milieux militants restent pourtant investis par des personnes au fort capital culturel et/ou qui ont eu la possibilité de faire des études, et le milieu agricole ne semble pas y déroger. Solène acquiesce : « Le mouvement altermondialiste international de la Via Campesina est intéressant pour cela, entre autres, car ces femmes viennent d’un milieu rural et pauvre, la majorité n’ont pas fait d’études, mais toutes ont des discours très féministes. » En janvier 2025, elle a fait partie des paysannes françaises à prendre part à un échange avec des paysannes brésiliennes, autour de l’agro-écologie.
Nina conclut : « Les agricultrices des générations précédentes ont mené un putain de combat pour nous tracer le chemin. Nous sommes les dépositaires d’un héritage qui est solide et qui nous donne envie de continuer la lutte ! »
L’article original a été publié sur lisbethmedia.com
Cet article a été publié dans
CQFD n°239 (mars 2025)
Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.
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Paru dans CQFD n°239 (mars 2025)
Par
Illustré par Matthieu Ossona de Mendez
Mis en ligne le 07.03.2025
Dans CQFD n°239 (mars 2025)