- Une armée de robocop (policiers en armures intégrales)
Ce témoignage d’un inculpé, depuis relaxé, est issu de Tarnac, magasin général (Calmann-Lévy, 2012) ouvrage que David Dufresne a consacré à l’une des plus grandes pantalonnades de l’antiterrorisme hexagonal. Survendue par Sarkozy et sa ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie après une spectaculaire descente du Raid dans ce petit village de Corrèze en novembre 2008, l’affaire a fait pschitt. Pour épilogue définitif, un dernier procès en 2018, synonyme de relaxe générale et ponctué par ces mots de la présidente de la 14e chambre du tribunal correctionnel de Paris : « L’audience a permis de comprendre que le groupe de Tarnac était une fiction. »
Agrippant le sujet par divers angles, des témoignages des accusés à ceux des huiles de l’antiterrorisme, notamment le squale Squarcini – alors patron de la toute-puissante Direction centrale des renseignements intérieurs (DCRI) – Tarnac, magasin général permet de saisir comment ce genre de fiction soi-disant antiterroriste peut se nourrir d’une volonté politique de s’attaquer à l’extrême gauche, voire aux mouvements sociaux en général. Depuis 2008, cette dérive n’a cessé de gagner en intensité, avec pour parfaite illustration un nouveau procès relevant de la farce : celui des inculpés du 8 décembre 2020, qui a livré un verdict effarant le 22 décembre dernier, avec notamment cinq ans de prison requis contre le supposé leader de la bande1 [2].Deux affaires que David Dufresne commente ici dans un entretien au long cours.
Tu as intitulé « Quand l’antiterrorisme déraille » une récente émission d’Au Poste sur les procédures contre les inculpés du 8 décembre. Tu fais donc toi-même le lien avec Tarnac par cette référence à la célèbre Une de Libé…
« Ce titre de Libé, le 12 novembre 2008, “Sabotage du réseau TGV, l’ultragauche déraille” reste gravé dans ma mémoire comme un positionnement journalistique singulièrement honteux. Ça m’a d’autant plus sidéré que j’avais bossé dix ans dans ce journal, à une époque où ce genre de Une aurait été combattu. Il faut rappeler que dans l’affaire dite des caténaires, aucun train ne pouvait dérailler, mais au pire être immobilisé. Ce fut confirmé à l’époque par les experts de la SNCF. Ce titre choisi par le quotidien disait beaucoup de l’inconscient de l’époque. Les journalistes allaient s’abreuver essentiellement chez les policiers, la DCRI, le parquet, sans jamais s’interroger sur les errements de ces derniers. »
Tarnac, « coup politique » te dit l’un des flics dans le livre, évoquant les interventions d’Alliot-Marie et Sarkozy. C’est moins le cas pour les inculpés du 8 décembre, non ?
« Tarnac, j’y ai passé trois ans d’enquête et une année d’écriture. Je n’ai pas travaillé à proprement parler sur l’affaire des inculpés du 8 décembre. Mais on a publié sur Au Poste une chronique quotidienne du procès, qui montrait sans ambiguïté qu’il n’y avait rien pour les incriminer, un vide absolu. Autour de Tarnac, il y avait eu des mois de surveillance, un scénario que les policiers pensaient avoir minutieusement tissé, à tort.
« Cette absence d’élément matériel est le signe d’une police politique qui ne s’embarrasse plus à cacher ce qu’elle est »
Dans le cas du 8 décembre, c’est juste vite fait mal fait. On est dans cette justice dite préventive, agissant avant le moindre fait, une police de “précrime” comme dans Minority Report, le roman de Philip K. Dick adapté au cinéma par Spielberg. On fait face à un appareil politico-judiciaire qui se base sur des opinions pour statuer qu’il y a peut-être des actes à venir. Cette absence d’éléments matériels est le signe d’une police politique qui ne s’embarrasse plus de cacher ce qu’elle est. Mais il ne faut pas s’y tromper sur le procès du 8 décembre : à dossier vide, audience ubuesque… mais justice entêtée. Notamment pour sauver la face de la police antiterro, devenue inattaquable depuis les attentats de 2015. Dans ses attendus, le 22 décembre dernier, la présidente du tribunal l’a reconnu, d’une certaine façon. Revendiquant le choix de s’appuyer sur l’association de malfaiteurs terroriste, elle annonce avec les condamnations : “Bien qu’aucun projet abouti n’ait pu être identifié et nonobstant le fait que les liens entre tous les prévenus ne sont pas forcément étroits […]”. Ce n’est même plus une association de fait, mais un scénario purement fictif que la justice nous vend.
Il y a aujourd’hui deux polices hautement politiques : le maintien de l’ordre et l’antiterrorisme. Dans les deux cas, c’est le bras armé d’un État qui décide où sont les priorités. Sachant que dans la sphère de la deuxième, c’est clairement l’État qui désigne qui est terroriste. Rappelons qu’il n’y a pas de définition juridique internationale de cette notion parce que les instances supranationales n’en sont pas capables : le terroriste de l’un est le libérateur ou le héros de l’autre. On peut à la limite s’entendre sur des modes d’action faisant peser la terreur. Or, dans l’affaire des caténaires de Tarnac ou des inculpés du 8 décembre, il n’y a pas de terreur en surplomb. Dans le premier cas, au pire des milliers de gens attendent dans des gares. C’est ça la terreur ? À partir du moment où l’on met sur le même plan Bataclan et sabotage de caténaires, on instrumentalise. Pour celles et ceux du 8 décembre, ça se conclut par des peines de prison ferme, du sursis, et des destins cassés. Après les terribles attentats meurtriers de novembre 2015, le terrorisme a, logiquement, acquis le rang d’infamie suprême. Ce qui rend d’autant plus aberrante et manipulatrice l’accusation portée à des gens qui n’ont strictement rien fait. Et ça ne concerne pas que les accusés du 8 décembre : quand Darmanin parle des militants anti-bassines comme d’“écoterroristes”, il sait très bien ce qu’il fait. Il jette l’opprobre ultime, dont on ne sort pas indemne. Ses déclarations, quelques mois avant le procès du 8 décembre, sont du même bois, façonnées pour assommer. »
Il y a une espèce de vertige à voir ce type de procès alors même que l’extrême droite, elle, verse réellement dans des violences et projets d’attentats…
« La place Beauvau a assuré pendant des mois qu’elle s’occupait aussi bien de l’ultragauche que de l’ultradroite, qu’il y avait un équilibre. Cela pose un problème : s’il y a bien à l’extrême droite (je réfute le terme d’ultradroite, tant ces gens sont le bras armé de l’extrême droite classique, qui n’en est que leur vitrine légale) des gens prêts à semer la terreur, avec l’exemple récent des ratonnades de Crépol, ce n’est pas vrai à gauche. Pendant des mois quand on écoutait Darmanin, le danger c’était la gauche, les Gilets jaunes, les vitrines cassées.
Mais ces derniers temps, c’est l’extrême droite qui défile de nuit et tabasse, à Lille, Paris, Angers. Idem pour les tentatives d’attentat : une dizaine de projets d’extrême droite déjoués depuis 2017. Et dans ce tableau, les inculpés du 8 décembre payent les pots cassés. Ils permettent de dire “Regardez, on surveille tout le monde sans se focaliser sur les idéologies !” Alors même que la question de la lutte armée semble avoir disparu à l’extrême gauche. Mais la vieille peur du péril rouge est toujours présente dans les milieux de droite, chez les flics comme les politiques et les chaînes d’info. L’idée même de l’“arc républicain” est porteuse de cette prétendue menace. La loi Immigration de Darmanin a signé le pacte droite/extrême centre/extrême droite. En être rejeté signifie que l’on est suspect parce qu’en marge. Cette peur est aussi la conséquence directe d’une polarisation médiatique : les médias sont majoritairement de droite et savent que le chiffon rouge de l’extrême gauche fait vendre. C’est ainsi que la poussée de la violence fascisante est occultée, ou pour le moins minorisée, tandis que, dans le même temps, la justice déraille sur des dossiers gauchistes sans fond. »
Sur le site d’Au Poste, le procès du 8 décembre est notamment traité via un article consacré aux nouvelles technologies, car le simple fait de se protéger est désormais vu comme incriminant. Ce ne sont plus seulement les bibliothèques qui font le suspect, mais le refus de se plier au code numérique de l’individu moderne. C’est nouveau ?
« En matière de technologies, il y a dans ce procès continuité et rupture par rapport à 2008. Ce qui était reproché aux personnes gravitant autour de Tarnac, c’était de ne pas utiliser de téléphone portable, attitude pointée comme preuve qu’il y avait forcément quelque chose à cacher.
« L’usage fait de la technologie peut donc être interprété à charge de toutes les manières. Geeks ou bougies, le choix de l’un comme de l’autre sert l’accusation si elle le souhaite »
Or, pour le 8 décembre, on les accuse en quelque sorte de l’inverse : d’être trop modernes, de trop savoir échapper à la surveillance, notamment parce qu’ils utilisaient des messageries comme Signal, pourtant répandues. L’usage fait de la technologie peut donc être interprété à charge de toutes les manières. Geeks ou bougies, le choix de l’un comme de l’autre sert l’accusation si elle le souhaite. En 15 ans, de Tarnac à aujourd’hui, la panoplie de la technopolice s’est simplement étoffée : vidéosurveillance, données téléphoniques, reconnaissance faciale, réquisitions aux réseaux sociaux, relevés ADN, virements bancaires, GPS, balises.
Mais dans les deux cas, Tarnac et 8 décembre, reste cette accusation par la bibliothèque, la littérature, qui fait partie intégrante du scénario. Pour Tarnac, comme pour celles et ceux du 8 décembre, ont été versés au dossier de simples ouvrages ou tracts. Dans l’affaire dite “de Tarnac”, il y avait une forme de complexe policier face à des gens cultivés, entourés de livres. Les flics pensaient percer leurs mystères par leur bibliothèque, un réflexe d’un autre temps. Avoir une brochure de la bande à Baader dans les années 1970, au fin fond de la Lozère, ça pouvait vouloir dire quelque chose, de par la difficulté à se procurer certaines littératures. Mais continuer sur ce narratif aujourd’hui est aberrant. »
Le fiasco de Tarnac n’a pas eu trop d’incidence sur les carrières des flics et magistrats chargés de l’enquête…
« C’est même le contraire : beaucoup de gens à l’œuvre sur cette affaire ont pris du galon. C’est par exemple le cas de celui qui était alors le bras droit de Squarcini, Frédéric Veaux, devenu directeur général de la police nationale, l’actuel boss des flics. On peut citer Fabrice Gardon, alors chef d’enquête à la Sous-direction antiterroriste (SDAT), nommé cet automne… directeur de la police judiciaire. Le fiasco n’a pas entaché leur carrière. Autre cas, Michel Delpuech, directeur de cabinet d’Alliot-Marie au moment de l’affaire, qui sera nommé préfet de police de Paris en 2017, un des postes les plus prestigieux qu’il occupera deux ans. On lui doit la réactivation des pelotons motocyclistes, le D.A.R. (Détachement d’action rapide) devenu la BRAV-M sous Didier Lallement.
L’année de Tarnac, 2008, correspond à la naissance de la DCRI, fusion des Renseignements généraux (RG) et de la Direction de la surveillance du territoire (DST), que Sarkozy vendait comme un “FBI à la française”. La DCRI deviendra l’actuelle Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) en 2014. L’idée était de prendre au sérieux le Renseignement, de ne pas laisser ça à des policiers de base, les RG débonnaires comme les appelaient leurs collègues.
« Les services de Sarkozy voulaient une belle affaire, comme une entrée en matière, un coup d’éclat. Ce fut un fiasco total, qui a pourri la vie d’une dizaine de personnes sur dix ans »
Et de miser sur le tout-technologique. Les attentats sanglants de 2015 ont été une épreuve de feu, avec une menace cette fois-ci réellement terroriste. Un autre point au cœur de l’époque était la fusion police-gendarmerie : les services de Sarkozy voulaient une belle affaire, comme une entrée en matière, un coup d’éclat. Ce fut un fiasco total, qui a pourri la vie d’une dizaine de personnes sur dix ans, jusqu’au non-lieu général de 2018. Longtemps, après l’affaire de Tarnac, les journalistes de préfecture relaieront une prétendue crainte policière de “toucher à l’extrême gauche”. Comme si le problème était la capacité de certains à savoir clamer leur innocence, et non la logique policière elle-même. Si tel est le cas, alors d’une certaine façon la condamnation de celles et ceux du 8 décembre sonne comme une revanche judiciaire de la police. Or, la justice, ce n’est pas censé être de la vengeance. L’immense problème, c’est qu’à partir de la fin des années 2000, les outils et la logique de l’antiterrorisme vont gagner tous les services de police. Ils ont été versés dans le droit commun. Les écoutes téléphoniques et les balises de surveillance ont par exemple été massivement déployées sur les Gilets jaunes – plus de 2 000 ont été surveillés activement. Les flics y ont pris goût. Désormais c’est redéployé sur ledit “écoterrorisme”. Même la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), l’agence du Premier ministre chargée d’évaluer les demandes, s’est émue l’été dernier de l’explosion des surveillances d’“activisme politique”. Une technopolice politique est désormais en place. »
« Le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent », rigole un de ces grands flics de l’antiterro. Ces gens-là ont l’air d’un cynisme absolu. Ça t’a fait quoi de les « fréquenter » ?
« La phrase, dans son contexte, visait surtout les cabinets conseils et experts de plateau. Depuis 2015, tout a changé. Dans la maison poulaga, il y a des profils très divers, c’est ici comme ailleurs une affaire de pâte humaine. Squarcini, c’est la faconde, les bons mots, et dans le même temps il te menace de coller une balise sur ta moto, pour plaisanter. Sympas ou pas sympas, tous servent des intérêts. La plupart avec entrain, joie, zèle. D’autres moins, mais ils sont rares. Il n’y a pas de rebelles : tous obéissent aux ordres. Certains les devancent même. Ceux qui m’ont le plus marqué, ce sont les petits soldats. Eux ne sont pas les derniers à faire des PV orientés, à exécuter tous les ordres. En fait, il y a beaucoup de parfaits soldats, avec tout ce que ça implique d’effrayant. Ceux qui se posaient des questions parce que l’affaire tournait vinaigre ne comprenaient pas vraiment pourquoi ils étaient critiqués, tant ils étaient convaincus d’être dans le camp du bien.
« Accepter que l’antiterrorisme nous terrorise, c’est une victoire du terrorisme »
Ces gens-là n’ont pas de contre-pouvoir en face, ce qui est terrible dans un État de droit se revendiquant comme tel. C’est ainsi que sur l’affaire Tarnac, on les a laissés s’enferrer dans un péché d’orgueil, partagé avec le juge d’instruction d’alors. Mais après nos traumas nationaux, au premier rang desquels, bien sûr, le Bataclan, Charlie Hebdo, Samuel Paty, il est devenu inconvenant de questionner l’antiterrorisme et ses moyens. La justice et ses errements. Le médiatique et ses mensonges. Or accepter que l’antiterrorisme nous terrorise, c’est une victoire du terrorisme. »
Tu as beaucoup travaillé sur le maintien de l’ordre. En quoi a-t-il été impacté par l’antiterrorisme ?
« En charge de la gestion policière de l’espace public, antiterrorisme et maintien de l’ordre sont les principaux bras armés du politique. Il y a cousinage, mais aussi des différences, en termes de doctrines, de troupes, de formations, d’entraînements, d’objectifs. Lors des arrestations du 11 novembre 2008 à Tarnac, les policiers de l’antiterro sont cagoulés. À l’époque, pour des raisons de protection, seuls les services antiterro et dits d’élite (Raid, GIGN) en avaient le droit. Aujourd’hui, qui sont les flics cagoulés ? Les CRS, les CDI (Compagnies départementales d’intervention), la Brav-M, la BAC… C’est la marque de l’influence très forte de l’antiterro sur le reste de la police. Quand tu vois des motards débarquer en manif avec des casques, des cagoules, des lunettes de soleil, parfois les plaques minéralogiques maquillées, tu es dans quelque chose qui relève de la terreur. En parallèle, les pratiques de surveillance des opposants politiques sont devenues l’alpha et l’oméga de la police. Et les moyens de l’antiterrorisme débordent de partout : pour les JO, on laisse ainsi entendre qu’on imposerait des QR codes aux Parisiens pour circuler. Car on a décrété que le terrorisme était le mal absolu, le risque ultime. À titre de comparaison, la pollution fait bien plus de morts que le terrorisme. »
Alors que la France est progressivement dépouillée de ses oripeaux démocratiques, on peut se demander ce que l’extrême droite au pouvoir ferait de l’outil antiterroriste, perspective assez effrayante…
« La réponse à la question de savoir si la France pourrait résister à un choc illibéral à la Orbán est tranchée : c’est non. Tout est en place pour que l’extrême droite ait les coudées franches. Nul besoin pour elle de changer la loi pour pratiquer sa politique. C’est la conséquence de légifération tous azimuts menée dans l’urgence et l’émotion. Or l’État de droit ne peut s’appuyer sur l’émotion. Nous devons construire des contre-pouvoirs. »
[/Propos recueillis par Émilien Bernard/]