Correspondance entre deux amis anglais au sujet des émeutes de Tottenham

Traduction : Morgane Duteil

Hackney, le 10 août 2011

Hi Dave,

J’étais à Tottenham avec mes trois gamins, munis de billets gratuits pour le match amical entre l’Atletic Bilbao et les Tottenham Spurs – faut savoir que de nos jours, les jeunes ne peuvent même plus s’offrir des matchs de foot… Mais là, question coup d’envoi, on a été servis ! En sortant du bus, j’ai vu des banderoles et je me suis souvenu de Mark Duggan, flingué par les flics deux jours auparavant. La police déviait déjà la circulation, mais on a avancé. Mes gamins étaient intrigués, alors je leur ai raconté l’histoire de Broadwater Farm1. Sur le trottoir, une ex-collègue de boulot gueulait dans un mégaphone. Les femmes semblaient particulièrement énervées et quand la foule s’est écartée sur le passage des supporters, l’ambiance était électrique. C’est sur Sky News que j’apprendrai, le soir venu, que Tottenham était en feu. Mes gamins et moi, on n’en revenait pas !

Ça a d’abord pété autour de la cité Pembury, ce lundi 8 août. Cet endroit a la réputation d’être « dur », bien que le deal de drogue n’ait jamais été aussi présent que dans d’autres cités « réhabilitées ». Pembury est une cité délabrée où les familles bataillent pour s’en sortir et ne plaisantent pas question survie. Habiter là n’est pas la bonne carte de visite pour trouver du boulot… À la tombée de la nuit, des barricades ont coupé Clarence Road, qui longe la cité en direction de Narrow Ways. Passer de Clarence Road à Narrow Ways, c’est comme changer de planète. Là-bas, il y a plein de boutiques d’électronique, un Marks and Spencer, un McDo et, évidemment, des magasins de frime et de sport. C’est une rue piétonne – seuls les bus y circulent – très étroite qui débouche dans Mare Street, où se trouvent le théâtre Empire of Hackney, la mairie, des stations-service et un supermarché Tesco. Rien à voir avec Clarence Road, où il y a à peine quelques rares commerces de proximité.

Sur Mare Street, la mairie a été la première cible. Des groupes, restreints mais déterminés, ont saccagé les boutiques, bloquant la circulation et balançant le matos sur la chaussée. Mais ça s’est arrêté assez vite. De là où j’étais, je voyais les flics les repousser vers le haut de Mare Street, loin de Narrow Ways, sans savoir qu’un autre groupe était parti dans l’autre sens et pillait Narrow Ways en revenant par Clarence Road, et que des gens de Pembury se pointaient pour participer.

À l’époque de la Poll Tax2, j’avais participé aux manifs devant la mairie d’Hackney. Les flics nous ayant repoussés vers Narrow Ways, cette rue fut pillée. Visiblement, ça fait aujourd’hui partie de la mémoire populaire. Mon fils aîné, qui a le même âge que de nombreux émeutiers, raconte pas mal d’histoires qui circulent à ce sujet dans la cour du collège. Les flics ont essayé d’encercler la cité. Pour cela, ils faisaient mine de rétrocéder face aux gens. Leur stratégie était de circonscrire les troubles sur Clarence Road plutôt que dans Narrow Ways et Mare Street, sous étroite protection. Mais s’ils pénétraient dans la cité, ils allaient se prendre des tas de trucs sur la gueule depuis les apparts. Ils maîtrisaient donc, plus ou moins, la situation.

Les émeutiers se regroupaient aux coins des rues. Au nord-ouest, le quartier de Dalston, avec son grand carrefour et son centre commercial, était en ligne de mire. L’intention était de ratisser Stoke Newington Road et ses magasins, depuis Kingsland jusqu’à Stokey High Street. Mais leurs plans furent contrecarrés par les Turcs et les Kurdes qui tiennent nombre de boutiques et de cafés et ont des relations tendues avec la communauté noire. Il était hors de question pour eux de laisser casser leurs échoppes sans résister, et cela quelle que soit la couleur des assaillants. Le lendemain, je me suis promené aux alentours. C’était bizarre, mec ! On pouvait voir une ligne délimitant l’endroit où les émeutiers s’étaient arrêtés et avaient fait demi-tour. C’était comme après une guerre, j’imagine : tu passes d’une rue détruite à une rue indemne. Pendant plusieurs jours, tout le monde était à cran.

La jeunesse a attaqué la société de consommation en déjouant les plans des autorités et en dépassant toutes les limites. La question n’était plus aux mains des autorités. Combien vont coûter l’organisation des JO ? Sept ou neuf milliards de livres ? Quels sont les avantages de vivre dans un soi-disant futur quartier olympique3 comme Hackney ? Nos enfants auront-ils, même pour des compétitions de second rang, des entrées gratuites ? L’organisation des jeux offre-t-elle, par exemple, des emplois aux habitants de Pembury ? Ce foutage de tronche me met hors de moi ! Les émeutiers ont juste voulu récupérer leur part du gâteau. C’est quoi cette société malade qui emprisonne sa jeunesse et se condamne elle-même en poussant les pauvres à l’exaspération ? Les jeunes de cette génération ont tellement été bouffés par la pub et les jeux vidéo qu’ils ont perdu le fil. Pourtant, ils savent très bien ce que la police peut ou ne peut pas faire. Les flics leur ont enseigné la fameuse stratégie du « kettling4 ». Le récent mouvement étudiant a été vaincu, mais les jeunes ont beaucoup appris, notamment la tactique des rassemblements-éclair5, et quand ils ripostaient, mec, ils ne le faisaient pas à moitié.

Ces évènements sont un débordement plutôt qu’une insurrection. C’était : « Je jette tous mes jouets du berceau pendant que papa me change la couche ! » De mémoire d’homme, ce système ne peut qu’imposer une baisse du niveau de vie, non pas momentanée mais permanente. La jeunesse est consciente de cet état de fait et en a marre. Les mots idéalisme et anti-matérialisme ne font pas partie de son vocabulaire, contrairement aux générations précédentes. Ces jeunes veulent juste ce que la société leur promet, mais ils savent aussi qu’ils ne l’obtiendront jamais. Je ne vois pas comment une telle contradiction au sein du capitalisme pourrait durer éternellement.

See you soon,

Tel


1 Le 5 octobre 1985, soit une semaine après la mort Cerise Groce abattue par des flics dans une rue de Brixton, Cynthia Jarret meurt d’une crise cardiaque lors d’une perquisition de son appartement de Broadwater Farm à Tottenham. Dès le lendemain, les protestations se transforment en émeute. Un policier est tué. (Ndlr)

2 En 1989, Margaret Thatcher décrète une nouvelle taxe sur les services publics. Jusqu’alors, seuls les propriétaires étaient soumis à cet impôt. Les protestations se généralisent . Le 31 mars 1990, des centaines de milliers de personnes convergent vers Trafalgar Square, au centre de Londres. Une grande partie des manifestants s’en prend aux forces de police. Le gouvernement abandonnera le projet de Poll Tax et Thatcher ne se représentera pas aux élections… (Ndlr)

3 Les jeux olympiques, organisés à Londres en 2012, sont le prétexte pour « rénover » les quartiers de l’Est londonien. Le budget global serait de dix milliards d’euros. Les Londoniens pressentent le dépassement des coûts et l’augmentation des impôts… (Ndlr)

4 Technique d’encerclement de groupes de manifestants par les forces de l’ordre qui se transforme en une garde à vue collective à ciel ouvert, en dehors de toute procédure légale… (Ndlr)

5 À l’automne 2010, des dizaines de milliers d’étudiants protestent contre la hausse des frais d’accès à l’université. Le 10 novembre, la foule affronte la police et pénètre dans le siège du parti conservateur. Le 10 décembre, c’est dans l’enceinte du ministère des Finances qu’ont lieu les affrontements les plus durs, avant de s’étendre au centre de Londres. Camilla Parker-Bowles en tremble encore… (Ndlr)

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Paru dans CQFD n°92 (septembre 2011)
Mis en ligne le 24.10.2011