« À feu et à sang »

Chasse, linceuls et traditions

Fin 2020, Morgan Keane, 25 ans, était tué par un chasseur alors qu’il coupait du bois chez lui. Deux ans plus tard, rien n’a été fait pour qu’un tel « accident » de chasse ne se reproduise pas.
Par 6col

C’était une chasse du dimanche, un jour de décembre 2020, à l’heure d’entre chien et loup : « Je me poste, racontera plus tard le chasseur, je charge mon arme, je vois une masse sombre en lisière, pas plus haute que ça, je pense que c’est le sanglier que j’ai loupé et je vois cette masse sombre qui remonte dans le sous-bois […]. J’ai attendu que ce soit immobile, j’ai visé et j’ai tiré1. » Une centaine de mètres plus loin, la balle perfore le cœur et les poumons de Morgan Keane. Ce jeune homme de 25 ans agonise pendant un quart d’heure. « Il s’est noyé dans son sang », racontera Benoît Coussy, l’avocat du jeune frère de la victime.

Le 12 janvier dernier, le chasseur auteur de ce tir mortel a été condamné par le tribunal correctionnel de Cahors (Lot) à deux ans de prison avec sursis et une interdiction de chasser à vie. Le directeur de la battue – qui, de l’organisation de la partie de chasse au procès, a pris tout cela très à la légère – a écopé de dix-huit mois de prison avec sursis et de cinq ans de retrait du permis de chasse. Des peines clémentes, alors même que le procureur avait mis en avant « de nombreux manquements hallucinants » à la sécurité, pointé la « désorganisation totale » de la battue et souligné que le tireur, venu chasser pour se « détendre » après avoir vécu un drame familial, avait « déjà réalisé, avant le drame, trois ou quatre tirs en commettant des infractions »2.

Ces condamnations laissent amers les proches et soutiens de Morgan Kane. Son décès avait pourtant suscité une mobilisation sans précédent après un tel événement, à l’image de la marche blanche qui avait rassemblé à Cajarc le 5 décembre 2020, trois jours après la mort du jeune homme, plus de 900 personnes. Face à l’émoi suscité au niveau local et même, pour une fois national, les ami·es et proches de Morgan créaient dans la foulée le collectif Un jour un chasseur.

Un jour un chasseur, collectif d’utilité publique

Au départ, il s’agissait de recenser des témoignages de personnes ayant eu des déboires avec des chasseurs. Ceux-ci étaient publiés de manière anonyme sur les réseaux sociaux, « car les gens ont peur des représailles », nous indiquait Zoé en décembre 20213.Cette membre du collectif expliquait alors : « On reçoit une vingtaine de témoignages par jour, qu’on peut classer en trois catégories : mise en danger de la vie d’autrui, menaces et représailles ; violence sur les animaux domestiques ; sentiment d’insécurité lors des promenades, même aux abords des maisons et dans les forêts publiques. On s’est rendu compte qu’il y avait un véritable problème, que nous n’étions pas face à des cas isolés. »

Le collectif a initié en novembre 2021 une pétition « Contre les morts, violences et abus liés à la chasse », dont le texte résume bien la triste situation : « En 20 ans, les “accidents” de chasse ont provoqué la mort de plus de 400 personnes, auxquels il faut ajouter les 158 accidents par an (en moyenne) déclarés à la gendarmerie. »

À rebours d’une vision trop simpliste qui opposerait pro et anti, Un jour un chasseur propose alors cinq mesures : des dimanches et mercredis sans chasse ; une formation plus stricte et un renforcement des règles de sécurité ; un vrai contrôle et suivi des armes de chasse ; des sanctions pénales à la hauteur des délits commis et la reconnaissance par l’État des victimes de la chasse. « Pour qu’un “accident” comme celui de Morgan ne se reproduise pas », affirme Zoé.

Quatorze mesures sans réelles nouveautés ni contraintes pour les chasseurs

Surprise : la pétition, déposée au Sénat, atteint les 100 000 signatures en moins de deux mois, une commission d’enquête s’ensuit durant laquelle le collectif est auditionné, laissant croire à une réelle volonté d’agir. Hélas, le plan gouvernemental « pour la sécurité à la chasse », dévoilé en janvier, qui s’appuie sur le rapport du Sénat, a montré qu’il n’en était rien : quatorze mesures, la plupart redites de règles déjà existantes, sans réelles nouveautés ni contraintes pour les chasseurs. Bérangère Couillard, secrétaire d’État chargée de l’Écologie, avait pourtant présenté ce plan avec ces mots : « L’objectif […] est de tendre vers le zéro accident. »

Mesure phare du plan, l’instauration d’un délit pour sanctionner la pratique de la chasse « sous l’emprise de l’alcool et de stupéfiants ». Soit le minimum pour des gens qui manipulent des armes. Est annoncée aussi une « application numérique d’État sur les lieux et temps de chasse ». Ce sera donc aux non-chasseurs de vérifier qu’il n’y a pas de chasse en cours lors de leurs sorties, une inversion de la responsabilité effarante. Sans compter que l’appli pourrait ne pas fonctionner dans des zones isolées non couvertes par le réseau.

Pour des pratiques de chasse plus sûres, le gouvernement laisse aux fédérations de chasseurs le soin de « sensibiliser » leurs ouailles et d’organiser le dialogue avec les populations et les collectivités territoriales, avec au moins un débat annuel dans chaque département. Ces rencontres, si elles ont bien lieu, seront à n’en pas douter de grands moments de démocratie participative. Ce plan de « sécurité à la chasse » conforte ainsi la toute-puissance des organisations de chasseurs, seules détentrices du pouvoir d’organiser la chasse et les débats autour de leurs pratiques.

Les campagnes méritent mieux que les chasseurs

Mais les temps changent. Une grande majorité de Français·es sont aujourd’hui favorables à une vraie réforme de la chasse, comme l’indiquent les résultats d’un sondage Ipsos mené en 2018 : 84 % trouvent cette pratique dangereuse pour le public, cruelle pour les animaux et 82 % réclament l’interdiction de la chasse non seulement le dimanche, mais aussi un deuxième jour par semaine et durant l’intégralité des vacances scolaires.

Un petit million de Français se prennent pour les maîtres des campagnes

Ce à quoi Willy Schraen, inénarrable président de la Fédération4, a répondu par cette menace à peine voilée : « Je ne vous donne pas cinq ans et vous avez la ruralité à feu et à sang. » Ainsi, aujourd’hui, un petit million de Français se prennent pour les maîtres des campagnes, seuls défenseurs de la tradition et de la ruralité, soutenus par les gouvernements successifs qui ne cessent de flatter cet électorat traditionnellement à droite.

En face, plus de quinze millions de randonneurs, deux millions de cavaliers, une multitude de simples promeneurs, cueilleurs de champignons, sportifs et autres « usager·ères » de la nature se mobilisent dorénavant pour aller vers un partage de l’espace, en bonne intelligence. Bien des chasseurs les rejoignent aujourd’hui, reconnaissant qu’il y a matière à légiférer. Les morts et les accidents sont légion aussi parmi eux, et dans leurs foyers… Car la chasse, ce sont des millions d’armes à feu en circulation, et bien peu de contrôle5. En 2017, quelque 1 100 personnes seraient mortes par arme de chasse, en dehors des circonstances de chasse, dont 665 suicidés, sur un total de 1 560 morts par armes à feu en France. Les armes de chasse seraient à l’origine de 13 % des homicides et de 8 % des suicides6, et aussi impliquées dans un féminicide sur quatre7.

Une réforme de la chasse est inéluctable, la population y est majoritairement favorable et le minutieux travail de collecte des témoignages mené par Un jour un chasseur aide déjà à briser l’omerta autour des abus et ce qu’on nomme « accident » de chasse : « Pour nous, ce mot crée une banalisation de ce genre de drame, rappelle Zoé. Mourir chez soi à 25 ans en coupant du bois ou à 67 ans dans sa voiture sur une quatre voies8, c’est pas normal. Et que ça soit classé dans des faits divers, ça enlève la faute aux chasseurs alors qu’avoir un fusil en main, c’est pas anodin. »

Alexandra J.

1 Propos tenus lors de son procès le 17 novembre 2022 (La Dépêche.fr).

2 La Dépêche.fr (17/11/2022).

3 Un entretien à retrouver sur la webradio Ondecourte.org.

4 À (re)lire : « Mais qu’est-ce qu’on va faire de… Willy Schraen ? », CQFD n° 217 (février 2023).

5 5,4 millions enregistrées en 2021 par le Système d’information sur les armes. Le ministère de l’Intérieur estime à cinq à six millions les armes non déclarées.

6 Selon une étude de l’association Animal cross, basée sur les chiffres du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc).

7 « Féminicides, suicides… les ravages des fusils de chasse », Reporterre (09/12/2021).

8 Le 30 octobre 2021, un conducteur était touché par un tir de chasse dans son véhicule, alors qu’il circulait sur une quatre voies à hauteur de Laillé (Ille-et-Vilaine). Il décédait quelques jours plus tard.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Par Alexandra J.
Illustré par 6col

Mis en ligne le 17.03.2023