C’est étrange. Mis bout à bout, mes écrits dans ces pages fournissent un témoignage vivant de ma précarisation. Vous m’avez rencontré au sommet de ma gloire : j’étais une pute privilégiée avec une clientèle triée sur le volet. J’activais mon annonce par période, je charbonnais pendant la durée que j’avais choisie – quelques jours, quelques semaines –, je rentrais les bif’, je kiffais mon job. Puis j’éteignais mon numéro professionnel pour reprendre mes autres vies, jusqu’à la prochaine fois.
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Mais la fin de la garde alternée a tout changé [2]. Mon quotidien se résume aujourd’hui à gérer le chaos dont j’hérite malgré moi, et ce ne sont pas les trois malheureux clients que j’ai eu en cinq mois qui paient les factures. Ma réalité du moment, c’est ma nuque si raide que ma tête ne tourne pas, cette fatigue qui me plombe comme si la vie désertait mon corps, le spectre de la dépression qui progresse, les alternances entre les pics d’hyperactivité et les abîmes de tristesse dont j’ai de plus en plus de mal à revenir. C’est ma détresse de mère face à celle de la chair de ma chair qui pleure l’abandon de son père et n’a que moi pour se venger ; ses accès de rage que je ne contrôle qu’avec peine et les murs d’indifférence que je dresse pour ne pas laisser à mon tour libre cours à ma fureur.
Ma réalité du moment, c’est l’isolement dans lequel je m’enferme parce qu’il m’est insupportable de n’avoir presque que de la merde à partager. C’est cette colère si lourde qu’elle m’abrutit ; ces pensées harpies qui hantent mes nuits (couler le sang, fendre les côtes, enfoncer la paroi nasale, briser la nuque), mais doivent rester tapies entre les parois de mon crâne. C’est ce trou dans mon ventre aussi sombre que ce tunnel dont je ne vois pas le bout. Ce sont ces états passagers, quand le vertige me prend de renoncer à tout, plutôt que d’accepter de ne vivre que les miettes de la vie à laquelle j’aspirais.
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Je cours après l’argent pour cet enfant qui m’est tout, autant qu’il me contraint. Chaque jour, il faut répéter pourquoi le chauffage est bas, pourquoi on ne prend plus de bain, pourquoi il n’y a plus de beurre de cacahuète au p’tit dèj’ et pourquoi le gruyère râpé c’est maximum deux fois par semaine. C’est dur, de revenir au RSA. D’ici la fin de l’année scolaire, je devrai peut-être raccrocher mes résilles pour retourner au calvaire d’un travail alimentaire, parce que les heures passées à me rendre disponible pour d’éventuels clients ne seront plus rentables. Je ne sais pas si ce serait mieux que de réduire mes tarifs et mes exigences. D’accepter de baiser avec des tocards misogynes, de sucer leurs bites de petits mâles pétris dans leur orgueil et de devoir subir sans broncher la violence de leur bêtise. Quand ce n’est par leur violence tout court.
Jusqu’ici, pour se payer mes services il fallait plus que de l’argent. J’envie les collègues qui ont ce détachement, savent empocher la thune sans y laisser leur cœur. Je ne sais pas faire ça. J’y mets toujours des petits bouts de moi, des petits bouts de vrai, de ceux qu’on n’offre pas aux connards maladroits. Le travail du sexe a toujours signifié bien plus à mes yeux que du rapport tarifé. Je ne me crois pas capable de le vivre autrement.
C’est étrange d’imaginer que vous me verrez peut-être un jour conclure ici même ma vie de travailleuse du sexe. Peut-être, comme tant d’autres qu’on ne soupçonne pas, aurai-je dans mon passé des souvenirs qu’on ne partage pas, des bouts de vie honteux (pour les autres, pas pour soi). Le genre de CV qu’on ne peut pas défendre face à un employeur.
L’avenir nous le dira. D’ici là, meilleurs vœux pour 2023.
[/Yzé Volupté/]