Chasse aux migrants

« Ça ne peut pas arriver en France, tout de même ? »

L’hiver froid et humide n’y change rien : plusieurs fois par semaine, les préfectures du Nord et du Pas-de-Calais font démanteler des campements de migrants, détruisant leurs tentes voire leurs effets personnels. Des opérations indignes que les forces de l’ordre tentent de cacher : à plusieurs reprises, le photographe Louis Witter et le journaliste Simon Hamy se sont vu refuser l’accès aux lieux. Pour pouvoir couvrir ces incessantes expulsions, les deux reporters ont déposé un référé-liberté auprès du tribunal administratif de Lille : en vain1. Ils nous livrent ici le récit de la matinée du 29 décembre dernier, pendant laquelle ils ont pu se faufiler entre les mailles du filet et documenter le démantèlement du campement du Puythouck, à Grande-Synthe, dans la périphérie de Dunkerque.
Photographie de Louis Witter

« Brother, there is an expulsion in Grande-Synthe, are you coming ? » Dès le coup de fil d’un bénévole afghan, nous savions à peu près ce que nous allions trouver sur place. Un coup d’autoroute à 110 à l’heure plus tard, nous nous retrouvons à la queue d’un convoi, bus, bennes, police, qui fait lentement le tour du rond-point d’Auchan, laissant passer la circulation matinale en pointillés. Longue route cabossée, bois effeuillés sur la gauche, chicanes, parking, lac artificiel, panneau vert grenouille qui annonce : le Puythouck. 8 h 20, il fait frais, légèrement humide. À peine sortis de la voiture, première tuile : un bus bloque tout le champ de vision, ou presque. À droite, deux types ensachés s’activent sur un Kubota2 de location, près d’une benne. Interdiction de s’en approcher. L’équipe de nettoyage. On verra de larges louchées de tentes détruites former un mikado grandissant, par là, au fil de la matinée. À gauche du bus, une vision kaléidoscopique. Une, deux, trois, peut-être quatre rangées d’uniformes bleu nuit, aux bottes emballées. À peine de quoi apercevoir, en fond, une petite file de vestes et sacs légèrement plus colorés qui commence à s’assembler.

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Nous savions ce que nous allions trouver, car c’est un mardi d’hiver comme les autres ici. Une expulsion, un démantèlement, ce n’est pas un hasard du calendrier. C’est l’une des colonnes d’un tableau qui pour le moment n’a pas de fin. Ça allait tomber, ça tombera encore. Des matins on le sait à l’avance, d’autres matins les délogés sont les seuls à faire face, et filment, sachant très bien que dans la minute suivante ils devront ramasser leur intimité dans 5 cm de boue quasi gelée. Louis part droit dans le mur des autorités, objectif au vent : il aura droit à deux contrôles, aller-retour. Je fais le tour, accompagné d’une autre photographe. On trouve une faille, on s’engage, prudemment, à la rencontre de plusieurs couches de vêtements qui galèrent dans la purée bistre derrière un caddie bien rempli. Dessous, un homme qui réplique, patiemment, à notre accent français : il a mal à la tête, d’autres chats à fouetter. Il n’est pas le seul, quelques personnes errent un peu prostrées, encapuchonnées, enroulées sur leur smartphone, sur la langue de goudron qui tombe en diagonale. Le seul accès possible aux véhicules ici. Deux silhouettes accolées nous prendront pour des auxiliaires de police, nous demandant s’il faut vraiment qu’elles se joignent au confus mouchettement que l’on aperçoit en fond. La file pour le bus. On ne sait pas où il va, personne n’est à même de se renseigner. Tant pis : le froid, l’humidité prennent les os, forcent à la raison (d’État).

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Pieds dans la boue, tête de fin de semaine, A., Kurde irakien, admet de guerre lasse ne plus pouvoir réfléchir à autre chose qu’à trouver un peu de chaleur. Il ira au bus. Un enfant en parka, nez dans le col, mains dans les poches et démarche élastique, orbite sans piper mot. Il y en a plusieurs ici, des mères aussi. Un autre Kurde d’Irak, D., beaucoup plus réveillé et apprêté, casquette et veste côtelée impeccables, filme, complètement à découvert, l’avancée des autorités. Tout en cadrant, il me parle de son parcours, marqué par la violence de la Croatie – les vols et agressions, les pushbacks 3 – à côté de laquelle Grande-Synthe fait figure de simple glaviot dans la face. Ce doit être à ce moment que Louis, profitant de l’avancée des policiers, a pu passer et déclencher, car ce que D. filme, c’est peu ou prou ce que l’on voit sur la photo. Une battue. La mise à nu et au ciel, l’éparpillement méthodique, par un nettoyeur et sa lame, de l’abri et du peu de répit que lui et les autres s’étaient créé. Un répit indispensable pour commencer à réfléchir à autre chose que la survie, se projeter. Sauf que la normalité, ici, c’est ça : réduction progressive des lieux d’intervention des associations, accès à l’eau pour le moins variable (voire supprimé du Puythouck cet été, causant maladies de peau et utilisa tion, en dernier recours, de celle du lac : un médecin confirmera l’avoir retrouvée jusque dans un biberon), accès à la nourriture assuré par des particuliers. Et les démantèlements.

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Pas aussi métronomiques qu’à Calais, ils sont tout aussi intégrés dans leur routine par ceux qui les subissent. Les caddies, c’est pour ça. Tout ce qui peut être tracté à l’écart, sur la voie publique, sera, avec un peu de chance, laissé sur place. Les visages, c’est pour ça aussi. Rideau fermé. Il y a bien quelques clameurs, des feux allumés, mais globalement, l’attention est déjà portée vers la prochaine étape, le prochain bénévole, la ritournelle des tentes neuves qui vont arriver, promises sous peu au schlass puis à la poubelle. J’étais venu leur parler de leur santé mentale, de leurs traumas, on m’a au mieux ri au nez. Les privations ici ne permettent que de penser à une fuite en avant, de focaliser tous les efforts sur l’Angleterre, les tentatives de traversée. L’une des psys qui interviennent au Puythouck me le confirmera. L’année 2020 a été très rude, et si avant le confinement, de grandes cartes d’Irak, d’Iran, de Syrie qu’elle apportait pouvaient permettre de briser la glace, parler culture, foyer, ces derniers mois, elles ne récoltent que des « À quoi bon ? », des « Ne peut-on pas plutôt avoir une carte d’Angleterre ? ». Le « pas de point de fixation » cher au ministère de l’Intérieur, il est ici aussi concret dans les têtes que dans les tentes. La photo aura dans les jours suivants ravivé l’indignation dans un petit milieu de déjà-renseignés pari siens. La situation est connue, les détails peut-être moins. Présenté à des proches, le cliché a déclenché une réaction épidermique : « Ça ne peut pas arriver en France, tout de même ? »

Par Simon Hamy - Photo Louis Witter


1 Après le rejet de cette première requête, les deux journalistes ont fait appel : à l’heure où ces lignes étaient écrites, le Conseil d’État n’avait pas encore rendu sa décision. Après impression de cet article sur papier, il a finalement lui aussi rejeté le recours des deux journalistes.

2 Marque de tracteur.

3 Refoulements.

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