On n’en attendait pas moins du patron de la CFDT : le 15 mai, deux jours après que deux millions de grévistes eurent montré ce qu’ils pensaient de la réforme des retraites, François Chérèque acceptait, sans même consulter le bureau national, un accord tellement minable que même la pieuse CFTC l’a refoulé du pied. Chacun aura tenu son rôle : le ministre Fillon, en saluant le « courage » de Chérèque, et les protestataires, en protestant une fois de plus. Il est vrai que, cette fois, les récalcitrants traditionnels (Auvergne, fédération des transports et de l’équipement) ont été rejoints par des structures habituellement plus dociles, comme les unions de Caen, Tarbes, Lyon, Marseille ou Limoges, dont les troupes ont défilé sous une banderole où le sigle CFDT avait été rageusement barré. On présumait qu’à force d’avaler des couleuvres, les militants auraient le ventre trop lourd pour manifester. On a toujours des surprises. Mais la traîtrise de Chérèque, elle, n’aura étonné que les naïfs ou les amnésiques. Car s’il est bien une chose qu’il faut mettre au crédit du leader de la CFDT, c’est d’être, lui, « dans la ligne » de son organisation. Une ligne qui consiste à liquider les acquis au nom de la « solidarité », de l’emploi et de la « lutte contre l’exclusion ». Quand les fonctionnaires revendiquent, on les traite de nantis en leur opposant ceux du privé ; quand ceux du privé manifestent, on leur fait honte avec ceux qui sont en contrat à durée déterminée ; quand ces derniers se révoltent, on leur montre les jeunes en contrat précaire, qui n’ont eux-mêmes rien à dire puisqu’il y a les chômeurs. Qui n’ont qu’à regarder en direction des affamés du tiers-monde…
Pour mémoire, citons Edmond Maire acceptant le plan de rigueur de 1982 depuis les marches de Matignon, quand la CGT, à peine plus glorieuse, se contentait de maugréer dans son coin. La même année, la CFDT entérinait les lois Auroux permettant à des syndicats minoritaires de signer - et d’imposer - des accords dérogatoires au code du travail et aux conventions collectives. Après le départ d’Edmond Maire, il reviendra au pathétique Kaspar puis à la métallique Notat d’approuver les coups de massue assénés alternativement par la droite et par la gauche. En vrac : les Contrats emploi-solidarité, le salariat à temps partiel, l’explosion de l’intérim, l’annualisation du temps de travail, la levée de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes dans l’industrie… Autant d’« avancées » qui finiront par ranger le contrat à durée indéterminée au musée des antiquités (le Smic devenant un idéal de fin de carrière pour des millions d’hommes et surtout de femmes) et les horaires normaux parmi les produits de luxe. Un laminage tranquillement assumé par Notat, qui déclare en 1997 : « Un syndicaliste est à côté de ses pompes quand il combat les horaires variables ». Mais il est bien dans ses bottes quand il encaisse le gros lot.
Avec la dégressivité des allocations chômage, la CFDT obtient ainsi l’appui du patronat pour éjecter FO de la tête de l’Unedic, avant de lui ravir celle de la CNAM - et s’assurer une rente juteuse, sur le dos des chômeurs. Bien sûr, les militants de base n’apprécient pas toujours de servir de supplétifs au Medef. D’où la création de SUD, qui échouera cependant à faire pièce à la domination cédétiste. Le réflexe de loyauté (ou de confort) l’emporte sur les velléités de dissidence. En 1995, chose rarissime, le congrès de Montpellier refuse le quitus financier à la direction « putschiste » Notat-Trorglic-Spaeth. Dans la foulée, les délégués enhardis votent une motion imposant à la future direction de promouvoir la semaine de 32 heures. Mais, quelques heures après, la direction notatiste est reconduite en bloc. Certains s’interrogeront sur une mystérieuse panne d’ordinateur au début du scrutin, qui a contraint les délégués à voter à main levée, ainsi que du chiffre exceptionnellement faible des abstentions. Mais là encore, la couleuvre sera finalement digérée. On connaît la suite : l’acceptation par Notat du plan Juppé, qui lui vaut l’exécration des ouvriers, mais une popularité record chez les commerçants, les agriculteurs, les cadres et les patrons. Depuis, la dame d’acier s’est reconvertie à la tête d’une grotesque mais rémunératrice agence de notation « éthique » des entreprises, Vigeo. Laquelle compte pour sponsor, entre autres, le groupe hôtelier Accor, bien connu pour sa façon « éthique » de traiter, maltraiter et sous-traiter les femmes de ménage. Parmi ses chargés de mission, on trouve aussi un certain Jean Gandois, ex-patron des patrons. Edmond Maire le disait déjà en 1971 : « C’est une paresse d’esprit dangereuse qui pousse certains à considérer que rien n’est possible sans un changement des lois, de pouvoir politique et de système social ».
A cet égard, Chérèque est tout sauf un paresseux. Nul doute que convenablement encadré, le bonhomme n’étant pas encombré par une intelligence trop vive, ce fils à son père (Chérèque senior fut un haut responsable de la CFDT, et contribua à la liquidation de l’industrie lorraine au début des années 1980) ferait, un jour ou l’autre, un excellent ministre des Affaires sociales. Mais pas des Transports. Ce poste stratégique requiert un titulaire un peu plus présentable. Un dirigeant de la CGT, par exemple. Ce syndicat aujourd’hui très en vogue au PS « joue gros » dans l’affaire des retraites (dixit Thibault), écartelé entre son désir ardent de concurrencer la CFDT dans le « syndicalisme de proposition » (et de trahison), et l’instinct de survie qui lui commande de ne pas dilapider le peu de confiance qu’il détient encore parmi les travailleurs et les pauvres. Une CFDT de gauche, en quelque sorte…