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Bisexualité : les militants font l’union

Pour la deuxième année, les militant.es bi de Madrid et de Barcelone ont organisé le mois dernier des rencontres intitulées ConBivencias. L’occasion pour elleux de traquer un « modèle bi » capitalo-flexible et la biphobie régnant encore dans les milieux, queer y compris. Le média en ligne El Salto y était en reportage.

Avec le numéro d’octobre, on a inauguré une nouvelle chronique, "Lu dans". Son principe : on publie dans les version papier des extraits d’un média étranger indépendant qui nous botte, ici le barcelonais El Salto, puis on met la version intégrale sur le site, ci-dessous. L’article original est à lire ici.

Illustration de Jo Orsat

La militante écrit à un camping, encore un. Elle se demande si on lui répondra. Et si la réponse sera hostile ou pas. À ce jour, la demi-douzaine de mails qu’elle a envoyés ont rencontré soit le silence, soit l’agressivité. Sa demande ? Qu’un de ces campings accueille des journées autour de la bisexualité, où une centaine de personnes sont attendues. Malgré le dossier qu’elle leur envoie, détaillant les ateliers et les tables rondes, les logeurs cèdent manifestement à la stigmatisation associée aux personnes bi, forcément « vicieuses », et à l’imaginaire orgiaque qui va avec.

C’est donc après bien des difficultés que les 1ères Journées nationales autogérées sur la bisexualité ont pu avoir lieu l’an dernier, sous le nom « ConBivencias » [CoBiexistence]. Vu le succès de la première édition, iels ont remis ça le premier week-end de septembre dans le camping de Castille-La Manche qui les avait accueilli·es l’an passé. Les places se sont arrachées en « littéralement un quart d’heure », racontent les organisatrices : « Ça prouve le besoin de politiser la question de la bisexualité. » Elisa Coll, membre de l’orga, a reçu El Salto pour ces journées ; et elle insiste pour que nous citions aussi ses camarades : Clara Bafaluy et Julia Om, membres comme elle du collectif barcelonais DisturBi, ainsi que Pal Gallego, Yaiza González et Elena Barceló, militantes de Taberna Bi, à Madrid.

« Ça faisait des années qu’on rêvait d’organiser ces journées », raconte Elisa. L’objectif ? Créer un espace de réflexion sur la bisexualité et ses implications politiques, et mettre en commun leurs activités militantes. Mais comment s’y prendre ? Les premières ConBivencias avaient une programmation unique : « C’était incroyable, mais toutes les activités étaient trop courtes », explique Coll. Cette année, trois programmes parallèles ont donc été développés. Au menu : le dépassement du modèle bi ; les corps et les désirs ; et les violences biphobes. « L’an dernier, l’idée était de présenter les thèmes, avance la militante. Cette année, on essaie d’aller plus loin. »

Dépasser le modèle bi : blanc, jeune, urbain et sans enfants

L’idée est d’élargir la focale et de dépasser le modèle bi, que le collectif définit sur Instagram comme « blanc, jeune, urbain et sans enfants ». « Femme, mince, féminine et chaude pour des plans à trois avec des mecs », ajoute la militante et journaliste June Fernández, venue présenter le projet BiZi (Bisexualitatea eta komunitate euskalduna – Bisexualité et communauté basque), auquel elle participe. Avec Oli Artola, à l’origine de BiZi, elle mène des entretiens avec des personnes bisexuelles bascophones. Journaliste à Pikara Magazine, bi-lesbienne et vivant à la campagne, elle ne considère pas les villes comme l’« habitat naturel » des personnes LGBTQIA+, notamment bi : « Dans un village, il n’y pas d’anonymat, en bien et en mal. Il y a plus de contrôle social, mais aussi moins d’impunité et d’agressions. » Son but ? Que les personnes de la communauté puissent se sentir chez elles à la campagne et que les collectifs LGBTQIA+ s’y multiplient – afin que la vie au village ne soit plus synonyme de placard ni d’isolement.

C’est aussi en tant que mère que June participe à ConBivencias. Car de fait, peu de parents s’investissent dans les collectifs bi. Question de rythme quotidien, explique la journaliste, mais aussi de biphobie à cet égard, c’est-à-dire de violence structurelle dirigée contre les personnes bisexuelles : « On attend toujours des personnes bi qu’elles se définissent d’une manière ou d’une autre, explique-t-elle. Dans les espaces LGBTQIA+, on nous considère comme lesbiennes ; pour le reste du monde, est hétéros. Et selon notre expression de genre, on nous définit soit comme lesbiennes, soit comme hétérosexuelles. » Difficile donc pour les mères de trouver leur place. « En tant que mères en couple lesbien, nous sommes à la recherche d’une communauté de mères lesbiennes correspondant à notre réalité. Mais souvent, nous n’y retrouvons pas les problèmes spécifiques auxquelles nous sommes confrontées en tant que bisexuelles. »

Quand on ne correspond pas au «  modèle bi », tout se complique. La journaliste prend pour exemple une personne racisée, interrogée dans le cadre de son projet, victime de racisme dans des espaces queer, « confrontée à des commentaires exotisants » : « On lui demandait constamment d’où elle venait, on lui touchait les cheveux ». Ces éléments concrets renvoient à un problème structurel : «  Le discours antiraciste dans les milieux militants LGBTQI+ relève davantage de la pétition de principe qu’à un désir réel d’abolir le régime hétérosexuel blanc », écrivent Gabriel Vargas, Laura Romero et L. Elisa Cebrián dans un petit livre né de la première édition de ConBivencias1. Et de marteler : « La communauté queer doit prendre en compte le racisme, assumer, travailler et lui faire face. Se reconnaître comme une partie du problème, non comme une exception. S’engager dans l’action antiraciste et développer un programme juste et réparateur. »

Diversité des désirs et des corps

L’enjeu de l’engagement bi ? Rompre avec l’image monolithique de la bisexualité. « L’alliance entre machisme et capitalisme regarde les personnes bi, notamment les femmes, comme des sujets normatifs et consommables », dénonce Elisa. Sauf que non. La bisexualité est un vaste nuancier à l’intérieur duquel il est possible de ressentir une attirance plus ou moins grande pour les personnes de notre genre ou d’un autre – ou pas, si la personne en question est asexuelle. « La biphobie et l’allosexisme2 sont étroitement liées car ce sont deux structures d’oppression qui répriment toute remise en cause de la binarité », explique Elisa. June observe elle aussi une symbiose entre bisexualité, non-binarité et non-monogamie : « Assez souvent, on ne s’identifie pas à un genre de façon statique, ou on définit alternativement nos partenaires comme des “amies”, des “petites copines” ou des “amantes”. Cette fluidité est assez bi. En dépassant l’orientation sexuelle, on touche à l’expérience du genre et des relations. »

Biphobie : ne pas sous-estimer l’ennemi

Le militantisme bi est encore jeune en Espagne, et en croissance très rapide : « en phase d’euphorie », s’exclame Elisa. Les collectifs n’ont pas encore eu vraiment le temps de dresser une liste de revendications communes. À une importante exception près : l’« interpellation » du mouvement LGBTQIA+ afin que la biphobie soit reconnue comme une violence structurelle. « C’est très dur d’être confronté à de la biphobie à l’intérieur de la communauté queer », dit June. « La biphobie, y compris dans des milieux queer et féministes, explique Elisa, est souvent considérée comme une homophobie en moins grave, ou comme une forme de machisme en moins grave. C’est un problème sérieux, car ça nous laisse sans ressource pour la dénoncer. On subit une double violence : d’une part on est agressé·es en tant que membre de la communauté LGBTQIA+, de l’autre celle-ci nous refuse sa reconnaissance. » Pas étonnant, dit-elle, si, de toutes les lettres du sigle LGBTQIA+, les « B » sont les plus nombreux à présenter des troubles psy.

Effacement de la bisexualité

« Quand la bisexualité s’exprime, elle est souvent remise en question », observe Clara Bafaluy, autre membre de l’orga de ConBivencias, dans Actibismos. Même dans les espaces queer et politisés, explique-t-elle, on n’arrête pas de demander aux personnes bi « qu’est-ce que tu fais là, en quoi ton cas me concerne ? » « On a tendance à essayer de se défendre, continue-t-elle. Mais, si on est quatre assis autour d’une table, dont trois revendiquent le droit à occuper cet espace, et qu’ils demandent au quatrième de justifier sa présence, son discours paraît forcément superficiel. »

Toujours dans Actibismos, la journaliste Noemí López Trujillo évoque le paradoxe en deux temps de la biphobie en milieu queer. D’abord, les femmes bi sont caricaturées comme des «  kamikazes » qui « ont le choix » mais persistent à vivre avec des mecs au risque de subir des violences. Mais en même temps, on leur reproche aussi de se faciliter la vie en s’installant avec un mec, sans crainte d’être insultées dans la rue ni qu’on refuse de leur louer un appartement.

La biphobie est une ennemie aux multiples visages. June Fernández attaque d’abord la biphobie institutionnelle, qui tend à la pathologisation : «  La bisexualité est associée à des pathologies psychiatriques comme le trouble de la personnalité borderline (TPB), souvent diagnostiqué dans les cas de comportements hors normes. On l’assimile à une forme de confusion, comme si “on ne savait pas qui on était” et qu’il y avait là une forme de pathologie. » Elle évoque ensuite la biphobie médicale et sociale, reliée à l’idée de sexualité multiple et aux infections sexuellement transmissibles (IST). « Pendant l’épidémie de sida, on accusait les hommes bisexuels de transmettre la maladie à leurs femmes, de rapporter chez eux le virus contracté avec d’autres hommes », rappelle-t-elle, et de dénoncer les questions médicales « humiliantes » lors des dépistages d’IST.

Mais c’est sur la violence biphobe intériorisée que les vannes s’ouvrent le plus. « [Face à la biphobie,] comment ne pas douter de nous, ne pas nous détester, ne pas nous renier, ne pas nous redéfinir ? » interroge le collectif Taberna Bi dans son manifeste, publié dans Actibismos. « Cela nous demande de gros efforts de prouver socialement que nous sommes bisexuel.les, explique Elisa Coll. On finit par intégrer une sorte de syndrome de l’imposteur, qui conduit à l’isolement. Ça nous est arrivé mille fois que des gens viennent en réu et disent “Je sais pas si j’ai le droit d’être là”, parce qu’iels ne cochaient pas absolument toutes les cases supposées nécessaires pour être considéré·e comme bi. »

Le temps de l’euphorie

Par rapport à cinq ou six ans plus tôt, se rappelle Elisa, le militantisme bi « a explosé ». Et ça l’émeut : « On a énormément avancé. Politiquement, la bisexualité a pris son envol. » Et ce n’est pas près de s’arrêter. La 2e édition de ConBivencias s’achèvera en effet sur un atelier pour échanger des outils afin de créer des collectifs bi sur d’autres territoires. « L’an dernier, raconte Elisa, il y avait plusieurs petits noyaux de personnes qui se connaissaient de leur village ou de leur ville. Pour monter un collectif, il n’y a pas besoin d’être plus de trois. » En ligne de mire, la journée de la visibilité bisexuelle, le 23 septembre.

June ne tarit pas sur les collectifs déjà actifs en Euskal Herria – Subraya uno, Bilera Bi – et les espaces de socialisation qu’ils suscitent. « Avant ça, en tant que femme queer je pouvais seulement aller aux fêtes lesbiennes “réservées aux femmes”, où les personnes trans, binaires ou non, ne sont pas toujours à l’aise car elles craignent d’avoir affaire à une “police du genre”. Les fêtes de Bilera Bi ont prouvé qu’on pouvait créer des espaces plus inclusifs, moins essentialistes. Et pour ceux qui veulent accueillir tout le monde, dépasser le cisexisme et le génitalisme, les bi pourraient bien servir de trait d’union. »

Par Deva Mar Escobedo (traduction Laurent Perez)

1 Actibismos : Una mirada bi sobre las luchas disidentes [ActiBismes – Un regard bi sur les luttes dissidentes], Pikara Magazine, 2023. L’ouvrage répondait à trois intentions : contribuer à diffuser la réflexion politique sur la bisexualité, constituer une archive de la première édition de ConBivencias et financer celle de cette année.

2 Système de croyances ayant pour norme le fait de ressentir du désir sexuel et rejetant l’asexualité.

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Paru dans Traductions & cie
Par Deva Mar Escobedo
Mis en ligne le 08.10.2023