Solidarité grillagée

Au CRA de Vincennes, rébellion et répression

Au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, le plus grand de métropole, l’État enferme les étrangers jugés indésirables et se montre déterminé à mettre fin à toute forme de protestation.
Illustration Théo Garnier-Greuez

Au bout du fil, Anas* semble un peu dépassé par les événements. « Je sens qu’il y a un problème ici, mais je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je suis stressé et je ne cherche pas à parler aux autres, je ne veux pas avoir de problèmes. » En ce mois de février, un vent de révolte souffle au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, une prison-forteresse pour étrangers en plein Paris. À l’abri des regards, dans un recoin du bois de Vincennes, coincés entre une école de chiens policiers et le périphérique Est, les locaux sont cachés par des remparts. Dans le bâtiment 1 où est enfermé Anas, plus de quarante retenus ont signé une lettre de revendications début février pour alerter la presse sur leur situation1.

Si les protestations sont fréquentes, la répression est encore plus sévère depuis la fin d’année 2023 : le soir de Noël, onze retenus se sont échappés, au grand désarroi du préfet de police Laurent Nuñez. Il convoque aussitôt les médias pour annoncer un « renforcement des moyens » aux abords du CRA. Quarante flics et autant de matraques, des caméras et des barbelés sont ajoutés. En pleine campagne pour sa loi Immigration, l’État fait de la lutte contre les étrangers une priorité.

Mitard à l’envi

Avec sa gouaille et sa maîtrise du français, Youssef* est devenu une sorte d’agitateur par la force des choses. Il raconte ses placements à l’isolement et ceux de ses camarades, quand ils demandent l’accès au distributeur de nourriture. Équivalent du mitard en prison, les chambres d’isolement servent de punition aux « fauteurs de trouble ». La violence peut s’y exercer à l’abri des regards. « J’étais à l’isolement depuis presque 24 heures alors je tapais à la porte pour qu’ils me fassent sortir. Ils m’ont frappé, un keuf a sauté sur ma côte. Moi je ne pouvais pas bouger », témoigne-t-il. Sur son compte-rendu d’hospitalisation, le médecin parle de « douleurs costales post-traumatiques » à la suite d’une « rixe +++ ».

« Ils m’ont demandé de me déshabiller et ils m’ont laissé comme ça, en caleçon. Quatre heures à l’isolement, dans le froid, comme un chien »

Mahrez* aussi a subi ces violents placements à l’isolement. Il raconte le dernier : « Un policier a dit qu’on était tous des voleurs. J’ai pas été agressif, j’ai pas crié, j’ai pas dit de gros mots. J’ai juste parlé de discrimination. » Abdou*, lui, a répondu à une policière qui le traitait de bouffon : « Ils m’ont demandé de me déshabiller et ils m’ont laissé comme ça, en caleçon. Quatre heures à l’isolement, dans le froid, comme un chien. » Comme d’autres, il a le sentiment que la police, en quête de prétexte pour se défouler, s’amuse à les provoquer. Contactée par CQFD, la préfecture de police affirme que l’isolement sert à séparer les personnes en cas de violences « quelques heures, le temps que le retenu se calme », précisant que « la mise à l’écart est mise en œuvre exclusivement par le chef du centre ».

Représailles nocturnes

Au bâtiment 2A, les retenus décrivent une descente de police aux airs d’expédition punitive dans leurs cellules. Le soir du 24 janvier, une policière aurait entendu une injure sans pouvoir identifier sa source. Vers 4 heures du matin, l’équipe de nuit aurait frappé sur les portes pour réveiller les retenus et retourné les chambres en les menaçant. « Ils nous insultaient en nous disant de balancer son nom. Ils avaient coupé la vidéosurveillance : le voyant lumineux des caméras était éteint, se souvient un témoin. Ils ont frappé un jeune. Quand il est sorti de sa chambre, il avait le visage en sang. » Il s’agirait d’un mineur, enfermé illégalement, sérieusement blessé par la suite en essayant de s’évader [voir encadré]. Selon certains retenus présents, les policiers étaient bourrés et sentaient l’alcool. Les enfermés répondent par une courte grève de la faim et des protestations. Ils rapportent les faits à la députée Danielle Simonnet (LFI) qui les signale fin janvier au procureur. L’IGPN a ouvert une enquête.

« Ils contrôlent les cellules côté rue, une par une et ils vérifient tout, même les rideaux. Tu restes debout jusqu’à ce qu’ils partent »

En mars, réveiller tout le monde en pleine nuit serait devenu une habitude. « Ils contrôlent les cellules côté rue, une par une et ils vérifient tout, même les rideaux. Tu restes debout jusqu’à ce qu’ils partent », raconte un retenu. Un agent aurait cassé son téléphone lorsqu’il est arrivé au centre. Comme bien d’autres, il peine à croire que les plaintes pour violences policières aboutiront. D’autant qu’accuser un flic peut leur valoir des représailles. Du côté de l’Association service social familial migrants (ASSFAM), chargée de l’accompagnement juridique des retenus, on compte déjà 11 plaintes depuis le début de l’année pour des violences policières sur les retenus. L’asso en avait accompagné 71 en 2023, année durant laquelle deux retenus de Vincennes sont morts de la rétention2.

Répression hors les murs

Côté extérieur, les militant·es solidaires des retenus font les frais du renforcement de la sécurité aux abords du CRA après les évasions de Noël. Le soir du Nouvel An, alors qu’ils et elles s’apprêtent à manifester leur soutien aux personnes enfermées, leur camion est contrôlé. La police trouve des feux d’artifice dans le coffre et douze personnes sont arrêtées. Très vite dans la presse, l’affaire devient un projet d’attaque orchestré par « l’ultragauche fichée S et ses réseaux italiens », à grand renfort de « sources policières » anonymes. À l’audience de déferrement, le président se voit obligé de rappeler qu’il n’est pas question de cocktails Molotov dans la procédure, contrairement à ce qu’avaient avancé les journalistes de préfecture. Les militant·es seront finalement jugé·es en octobre, pour participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations, refus de signalétique et de donner les codes des téléphones, identité imaginaire et transport d’explosifs sans motif légitime (pour une personne).

Un mois plus tard, un nouveau parloir sauvage, organisé en réaction aux événements de la nuit du 24 janvier, se solde par l’arrestation de quatre personnes – déférées au tribunal, elles seront jugées plus tard. Des actions qui font écho par-delà les murs du CRA et, comme le décrit Youssef, transmettent de la force aux enfermés : « Quand on entend crier “Liberté !” on est contents d’entendre que des Français viennent pour nous, qu’on n’est pas tout seuls. »

Par Paul Ricaud

* Les prénoms ont été modifiés.

Un mineur enfermé et blessé

Le 5 février, le ministère de l’Intérieur publie au Journal officiel les circulaires relatives à la nouvelle loi immigration, et se félicite que les enfants accompagnés de leur famille ne soient plus placés en rétention. La même semaine, CQFD apprend qu’un mineur non accompagné, né en 2007, se trouve pourtant entre les murs du CRA de Vincennes. Selon ses documents administratifs, Bilal* arrive en France à 15 ans. Son âge, corroboré par son acte de naissance, est reconnu par les services de l’État. À ce titre, le département des Hauts-de-Seine prend en charge le jeune Algérien jusqu’au 5 octobre, selon une décision rendue le 29 septembre 2023. Toujours mineur mais sans hébergement, Bilal est suspecté de « violation de domicile » par la police, le 11 octobre. Son âge recule subitement de deux ans sur les papiers de l’administration et, sans procès ni condamnation, la préfecture lui délivre une obligation de quitter le territoire (OQTF). Le 13 janvier, il est contrôlé et embarqué. La police l’enferme au centre de rétention deux jours plus tard dans l’idée de l’expulser, ce qui, selon la loi, ne peut être le cas pour un mineur non accompagné. Après plus d’un mois d’enfermement, les tentatives de recours de Bilal n’aboutissent pas. Et ça ne s’arrête pas là : selon les témoignages des retenus, il aurait été pris à partie par des policiers une nuit et tente de s’évader quelques jours plus tard. La police aux frontières le rattrape et le tire par les jambes, alors qu’il se suspend aux barbelés avec ses mains. Quatre doigts sont profondément touchés, ainsi que sa paume et un nerf de la main gauche, selon le compte-rendu opératoire de l’hôpital Saint-Antoine du 4 février. C’est finalement le 16 février que le jeune Bilal sera libéré du centre de rétention, quand la cour d’appel reconnaît enfin qu’à 16 ans, il n’a rien à faire dans cet enfer. Contactées, l’Assfam confirme l’info, tandis que la préfecture de police de Paris affirme qu’« aucun mineur n’est placé en rétention, au CRA de Vincennes, ou ailleurs ».


1 La lettre est à lire sur le site : abaslescra.noblogs.org.

2 « Mort au CRA de Vincennes : des témoignages contredisent la version officielle », Politis, 23/06/2023.

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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