Encombrantes solidarités de quartier

Abolir l’habitant·e

Airbnb, coliving, baux mobilité ou arrangements douteux, le marché locatif marseillais souffre ces dernières années de nouvelles pratiques. Un arsenal de techniques dont la finalité semble être la mise au rebut de l’habitant·e pérenne.
Anne Loève

Ces dernières années, le boom touristique et le télétravail ont fait de Marseille une destination phare pour l’investissement immobilier : résidences secondaires à bas coût, rachat d’immeubles destinés aux locations courte durée (LCD) ou au coliving… Le logement se transforme en bien de consommation, et l’habitant·e en client·e d’un jour, d’un mois, ou d’une saison. Face à l’ampleur du problème, des habitant·es concerné·es ont décidé de s’organiser en créant la Coordination des actions anti-gentrification (CAAG). Celle-ci se réunit depuis près de trois ans afin d’agir pour le droit à la ville et au logement : enquêtes, affichages, manifs, discussions et dénonciations publiques… Autant de moyens pour révéler et lutter contre ces nouvelles pratiques à la croisée des chemins entre illégalité, optimisation fiscale et gentrification.

Locataires à usage unique

Dans la cité phocéenne, la LCD sur des plateformes comme Airbnb a connu une véritable explosion. Suite aux effondrements des immeubles rue d’Aubagne fin 2018, cette partie du centre-ville, plutôt délabrée, a vu se multiplier les arrêtés de péril et les délogements. Puis, les ventes immobilières se sont précipitées pour quelques kopeks. Alors, au lieu d’être réhabilités et réintégrés, nombre de logements sont mis en LCD1. Plus rentable au mois, exempte de permis de louer et bénéficiant jusque récemment d’un abattement fiscal de 71 %, la LCD a participé à faire de Marseille un eldorado pour les investisseurs. En 2016, on dénombrait 4 500 annonces, contre plus de 12 000 en 2023 ! Cette même année dans le 2e arrondissement, près d’un logement sur 10 était en LCD !

Le logement se transforme en bien de consommation, et l’habitant·e en client·e d’un jour, d’un mois, ou d’une saison

En 2021, la mairie se réveille : elle exige des propriétaires de deux logements ou plus en LCD la mise en location longue durée d’une surface équivalente. Un cadre durci ce début d’année 2025, s’appliquant désormais dès la première LCD hors résidence principale. Les propriétaires sont également dans l’obligation de déclarer le « changement d’usage » du logement destiné à être mis en LCD. Mais la municipalité a beau fanfaronner, elle peine à faire appliquer cette réglementation : peu de collaboration de la part des plateformes, effectifs de contrôle prétendument trop faibles ou peut-être, manque de volonté politique ?

Car la mairie sait s’y prendre pour faire trembler les pas moins de 1 500 proprios resquilleurs qui privent les habitant·es de logements et la commune de plusieurs centaines de milliers d’euros de taxe de séjour. Après de longues enquêtes d’un service spécialement formé, elle leur envoie… une carte postale ! Bons baisers de la municipalité. Loin d’une mise en demeure, la démarche se veut « pédagogique ». Mais, qui sait, elle pourrait peut-être, si la Bonne-Mère et la main invisible du marché le veulent, aboutir à d’éventuelles poursuites ?

Spéculateurs, à jamais les premiers

Il y a un an, Vincent Challier, chirurgien bordelais, apparaissait dans une émission de « Complément d’Enquête » consacrée à Airbnb. Propriétaire d’un immeuble dans le centre-ville, il se montre décomplexé face à son flagrant délit de location saisonnière illégale, affirmant se « débrouiller » avec la loi : « C’est Marseille bébé » singe-t-il. Plusieurs familles vivaient au 30 rue Thiers, un bâtiment entouré d’immeubles en péril, que Challier acquiert à l’hiver 2020, pour 730 000 euros. Il les expulse pour y installer son projet de « coliving », sorte de coloc « alternative » où les occupant·es disposent d’espaces privés (chambres, studios) et communs (cuisines, jardins, espaces détente…). Un habitat précaire rebaptisé d’un nom tendance anglo-saxon, qui permet de louer chacune des 14 chambres près de 700 euros par mois.

Le hic ? Challier, déclaré bailleur longue durée, loue à la nuitée, donc en LCD, sans autorisation de changement d’usage. Une enquête2 de la CAAG et quelques chahutages sur le bâtiment ont eu raison de la clandestinité de son aventure entrepreneuriale. Tags, communiqués et affiches ont même fini par le pousser à avouer publiquement l’illégalité de ses pratiques dans une réponse affichée sur sa devanture, sûr de son impunité.

Vincent Challier affirme se « débrouiller » avec la loi : « C’est Marseille bébé ! »

Et comment lui donner tort ? La mairie, prompte à répondre à La Provence que le dossier était « en haut de la pile pour un traitement d’urgence », le laisse pourtant sévir depuis plus d’un an. Une impunité qui bénéficie à beaucoup d’autres multipropriétaires ayant flairé la rentabilité d’un centre-ville purgé de ses habitant·es par les arrêtés de périls. Récemment, le 30 rue Thiers présentait un triste tableau : plafonds éventrés, murs de plâtre défoncés, tâches douteuses sur les canapés inoccupés du salon, emballages de capotes dans l’escalier, jardin dépotoir, rangée de frigos à l’odeur champêtre dans la cuisine. Loué à quelques touristes mi-shlags mi-bohèmes, pour sûr moins bourgeois que ne l’aurait rêvé Challier, le bâtiment hébergeait aussi des locataires de plus longue durée, souvent sans contrat de bail : dans le jargon, « on s’arrange ». Du rêve marseillais-bb d’un coliving cosy et convivial au folklorique recel de taudis, il n’y a qu’un pas. Depuis quelques semaines, il s’est rattaché à la chaîne de locations The Good Butler. Sa devanture est désormais repeinte aux couleurs d’un groupe de supporters de l’OM, histoire de se fondre dans le paysage… et pour le protéger de futures dégradations ?

Ah les jolies Colonies

Lorsqu’il est rondement mené, le coliving peut pourtant prendre un tout autre aspect. C’est le cas de YOLO, une petite entreprise qui profite bien de la crise. Installée au 32 cours Lieutaud, en bordure du quartier populaire de Noailles, elle loue des petits studios « sérénité » et autres chambres « harmonie ». Ici, tout est en ordre et bien blanchi : bureaux de coworking, chambres parfois équipées de cuisines, laverie, papier peint art déco et caméra de surveillance sur chaque palier… Du propre, et qui rapporte !

Le coliving est une sorte de chimère entre gated community et auberge espagnole, sauce conquistador

Se voulant disruptif, le coliving s’est invité en France en 2018 et depuis, sa croissance est exponentielle. Sans définition légale claire, chaque gestionnaire fait sa tambouille : LCD (moins de trois mois), bail mobilité (un à dix mois sous conditions) ou location/colocation meublée. Non seulement le loyer y est supérieur à la moyenne, mais en plus, le coliving a la législation de son côté : abattements fiscaux variés, contournement du plafonnement des loyers, facturation de services supplémentaires (petits déjeuners, etc)…

Mais surtout, il produit un voisinage éphémère, ce qui rend plus difficile l’organisation entre habitant·es pour exiger de meilleures conditions de logement. Une attaque à la cohésion sociale de quartier, maquillée par des tartines de marketing : « communauté vibrante », « convivialité », « évènements fédérateurs », peut-on lire sur les sites de gestionnaires comme Colonies (sic !) ou The Babel Community. Une sorte de chimère entre gated community et auberge espagnole, sauce conquistador.

Abolitionnistes de l’habitant·e

Profitant des touristes, des travailleur·euses ultra-mobiles ou des précaires qui claqueront l’entièreté de leur paye dans un loyer faute d’accès à la stabilité d’un bail traditionnel, colivings et LCD forment une nouvelle interface entre bailleurs et locataires. Ceux-ci supplantent les agences immobilières ou réforment leurs pratiques. Ils forment une nouvelle couche d’opacité, de volatilité, cachant le proprio véreux derrière le gestionnaire ultramoderne, prestataire de convivialité-plastique anonyme derrière la machine.

Ce principe du « locataire jetable » est à l’habitat ce que l’ubérisation et l’intérim sont au travail : on cherche à contourner, non seulement la loi lorsqu’elle est lacunaire ou peu applicable, mais aussi les solidarités mécaniques de locataires rassemblé·es autour d’une même réalité.

Mais ce phénomène reste très vulnérable : en témoignent les dégradations, occupations, cambriolages militants ou attaques de conciergeries, à Marseille comme ailleurs. Car à force d’automatiser, de plateformiser, de multiplier rouages et points de défaillance, il devient de plus en plus aisé et tentant de jeter son sabot dans la machine…

Par P.

1 En 2019, 18 % des ventes immobilières dans le 1er arrondissement étaient destinées à de futures locations touristiques.

2 CAAG, « L’Écho du Tiéquar », journal parodique (été 2023).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°237 (janvier 2025)

Dans ce numéro, vous trouverez un dossier "Marseille : effondrements & mal-logement", une discussion avec des militants politiques chinois et taïwanais, un entretien décryptant la mécanique de la haine du fonctionnaire, des recensions, des articles formidables et... Youpi le Pen est mort !... tout un tas de considérations passionnantes sur notre temps et les raisons de tout brûler.

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