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Voile, prostitution : piège à cons

Le voile et la prostitution ont supplanté depuis longtemps, parmi les féministes françaises, les fameux « religion et politique » interdits pendant les repas de famille pour éviter les bastons. On les contourne, y échappe, les repousse : et l’auteure de cette chronique sait bien quel amour du risque névrotique l’amène à en parler ici.
Par Sarah Fisthole

Il existe pourtant un angle rarement abordé qui gagnerait à l’être plus souvent – étant entendu d’emblée que nous ne parlerons ici de voile et de prostitution que dans le cas où l’un et l’autre ne sont pas imposés par un tiers. Pourquoi les femmes concernées par ces catégories sont-elles les seules femmes de classe populaire qui émeuvent la bourgeoisie1 ? Pourquoi ne s’indigne-t-on pas tout aussi bruyamment du sort fait aux assistantes maternelles et aux aides à domicile, de la santé détruite des caissières, des horaires inhumains des femmes de ménage, de la violence abyssale que vivent dans la rue les femmes sans domicile fixe ? Pourquoi ne cherche-t-on pas à libérer avec la même urgence et la même détermination les mères isolées condamnées à un temps partiel précaire et en proie à tous les harcèlements, sans recours possible ?

Dans un cas comme dans l’autre, on le sait, ce qui s’engouffre dans ces débats dépasse largement la domination masculine et le patriarcat : bien plus que de souffrance insupportable et de veille sur la laïcité, il s’agit ici de morale et de racisme institutionnalisé.

Mais ces figures archétypales, caricaturales et réductrices, reproduites partout jusqu’à la nausée, de la prostituée et de la femme voilée dominées, immatures, privées de libre arbitre, ne sont-elles pas avant tout des repoussoirs utiles à maintenir le système en place ?

Certaines prostituées disent qu’en les faisant payer, elles ont l’impression d’établir un rapport plus équilibré avec les hommes que dans un lien de séduction classique – voire qu’elles se sentent ainsi mieux traitées par eux, que l’absence de gentillesse, d’empathie, de douceur, les blesse moins quand ce qu’elles fournissent en retour n’est pas de surcroît gratuit. D’autres disent qu’elles préfèrent se prostituer que de travailler chez McDo. Beaucoup avancent que ce qui rend leur vie difficile est bien moins le métier en lui-même que l’opprobre social et l’insécurité (économique, corporelle) soigneusement orchestrée par les pouvoirs publics.

Si la prostitution n’était pas si mal considérée, est-ce que dans ce monde-là – très violemment patriarcal et néolibéral –, il n’y aurait pas beaucoup plus de femmes qui voudraient l’exercer ? Est-ce qu’elles ne seraient pas bien plus nombreuses à choisir d’être rémunérées pour ce qu’elles fournissent déjà gratuitement et parfois sans joie, et à considérer rationnellement que ce métier n’est pas pire que beaucoup d’autres ?

La prostitution est aussi très utile pour asseoir la domination économique exercée sur l’ensemble des femmes. L’écart salarial moyen entre hommes et femmes en France est actuellement de 24 %, à quoi s’ajoutent les inégalités d’accès au chômage et à la retraite dues aux périodes non travaillées pour s’occuper des enfants, les temps partiels imposés par des modes de garde défaillants, les carrières ralenties ou bloquées. À quoi s’ajoute aussi le fait qu’être une femme coûte bien plus cher que d’être un homme, depuis les frais incompressibles (sous peine, une fois encore, d’opprobre social) concernant l’apparence physique jusqu’à ceux de santé et d’hygiène, en passant par ceux imposés par la sécurité (comme un retour en taxi la nuit par peur d’être agressée dans la rue, si tant est qu’on puisse se le permettre). Au bout de la chaîne de cette oppression, il y a la prostitution, qui agit comme une menace agitée devant toutes les femmes : « Si tu n’acceptes pas les règles du jeu, tu sais ce qui t’attend. »

Le voile joue sur les mêmes ressorts  : rien de plus efficace, pour faire oublier la violence tranquille, quotidienne, unanimement tolérée, des hommes blancs, que de ne montrer que celle, prétendument culturelle, des hommes noirs et arabes, dont seraient victimes les femmes voilées. Désigner le voile comme une obligation vestimentaire dont il faudrait se libérer de toute urgence est aussi utile à faire oublier le contrôle du corps auquel sont soumises les femmes qui ne sont pas voilées, de l’épilation à la longueur de jupe en passant par la minceur, le maquillage et plus largement la séduction. Car c’est bien ce que le voile (entre autres) signale : le refus de séduire selon les critères imposés par cette société. La fin d’une communication, de l’acceptation d’une règle du jeu, d’une tentative de se faire aimer – y compris par ceux qui orchestrent et participent à une haine raciste. Sans oublier le fait de se donner à voir alors même que son existence était niée.

Enfin, la mise en avant constante de ces deux figures sert bien évidemment à rendre invisible la question de la classe, pourtant indissociable du féminisme, en mettant l’accent sur des questions de diversité et de communautés, et à dépolitiser ces questions, à cacher les responsabilités institutionnelles comme les mobilisations collectives, pour faire croire que ces choix ne sont qu’individuels et doivent uniquement être traités comme tels.

Pour conclure, ces quelques lignes de L’Hymne des femmes ne devraient pas nous faire de mal : « Ils nous ont divisées, les femmes / Et de nos sœurs séparées. / Le temps de la colère, les femmes / Notre temps est arrivé. »

Marie Hermann

1 Question qui traverse en filigrane l’excellent épisode d’un podcast à soi (Arte Radio) que Charlotte Bienaimé a consacré à la prostitution, « Le prix du sexe. Prostitution, quel est le problème ? »

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