CQFD illustré

Trapier et Ristorcelli : « Retrouver ce néant au cœur de l’image »

Stéphane Trapier et Jacques Ristorcelli viennent de sortir aux éditions Matière, deux ovnis littéraires, respectivement Tarzan contre la vie chère et Les écrans. Des œuvres bien différentes mais qui jouent sur un décalage entre image et histoire. Entretien croisé.

CQFD  : Succession d’anachronismes déquillant les balises de nos temps modernes dans Tarzan contre la vie chère, frise anarchique et catastrophique sur le tsunami nippon de 2011 dans Les Écrans, vos œuvres procèdent par un découplage entre dessin et narration. En combinant plusieurs niveaux de lecture, vous obligez le lecteur, tour à tour amusé et déconcerté, à une certaine vigilance. Quelques mots sur votre démarche ?

Jacques Ristorcelli  : Je ne suis pas un auteur de bédé dans le sens classique du terme. Outre le collage, j’utilise l’image et le texte à la manière des peintres pop  : c’est une matière première que je vais travailler et articuler. Pour Les Écrans, je m’étais fixé pour point de départ un jeu d’improvisation basé sur deux pages contenant quatre cases sans trop savoir ce qui allait suivre. L’idée était de revenir à l’origine de la bédé, une sorte d’hommage aux petites bédés Pulp populaires. Le lecteur a le choix. Il peut « lire » les dessins d’une traite comme un flux, une sorte de série de catastrophes. Il faut accepter d’y être plongé et se laisser porter par le déroulement. Le sujet du tsunami japonais de 2011 est venu se greffer par la suite. J’avais l’idée de prendre trois sources de textes différentes  : des mails, des témoignages donnés par les médias et des extraits de webchat japonais qui ont cette faculté de finir par créer une sorte de poésie à la Burroughs. Tout ça devait s’articuler dans un montage alterné faisant du chaos une sorte de nouvelle réalité du monde. Il s’agissait de restituer cette masse d’informations qui nous arrivent par les écrans selon un nouvel agencement. Les infos tombent et circulent et puis après elles restent sous forme de déchet. Qu’est-ce qu’on fait de ces restes ?

Stéphane Trapier  : L’idée de Tarzan contre la vie chère est d’abord née du constat de mon échec à faire du dessin de presse. Je cherchais une autre façon de commenter le monde d’aujourd’hui. Pour ce livre, soit je trouvais des images et c’est ensuite que venaient des idées de dialogue, soit le dialogue surgissait en moi et je l’associais ensuite à une illustration. Le fait de travailler à partir de vieux films s’est imposé naturellement car, quand on compare avec la photo des films récents, il n’y a pas photo justement…

Comme pour Jacques, la notion de surprise est fondamentale et je suis content quand l’image provoque chez moi une idée inattendue. C’est la raison pour laquelle je travaille avec des documents. J’échappe ainsi à une idée de départ convenue : cherchant comment illustrer l’idée que j’ai en tête, je tombe sur une image qui m’amène à autre chose. Ainsi de suite.

Par Stéphane Trapier.

Face à une saturation d’images qui standardise les imaginaires, votre travail apparaît assez subversif. En vous lisant, on devine une mise en garde du lecteur  : il y a quelque chose à voir derrière ce qu’on nous présente comme des images d’évidence.

Stéphane Trapier  : En marge de leur prolifération, l’invasion du numérique a donné le coup de grâce aux images en voulant « démocratiser » leur fabrication. En banalisant l’ordinateur et en imposant des moyens techniques (capteurs photos et vidéos, logiciels de montage et de retouche), on a donné l’impression que tout le monde possédait l’image puisqu’il possédait les outils pour la capturer. Dans mon métier de graphiste, des clients se sont mis à penser que leur expertise valait ou dépassait la mienne. La multiplication des supports et outils de communication a entraîné une désacralisation de l’image. Tout le monde aujourd’hui pense qu’il est photographe, puisqu’il sait téléphoner. Quand tout le monde partage la même expertise de l’image, celle-ci est complètement banalisée. Or il est extrêmement dangereux de désacraliser les images, parce qu’en leur faisant perdre leur beauté étrange, on leur fait perdre leur sens. Une image est toujours fascinante, sinon on ne pourrait pas passer huit heures par jour devant la télé. Il faut savoir maîtriser cette fascination. Aujourd’hui, on ne fait que s’y vautrer. C’est ici que le dessinateur intervient, au sens où il n’a pas encore été dépouillé de son savoir-faire par le numérique. Pour l’instant, le téléphone n’arrive pas à dessiner à notre place. Et c’est aussi, je pense, l’ironie de nos techniques de détournement et réappropriation de l’image  : même en utilisant la table lumineuse, tu ne peux décalquer qu’en ayant une certaine technique. Donne une feuille de calque ou un épiscope à quelqu’un qui ne sait pas dessiner, il n’y arrivera pas. Pour le coup, dans le domaine du dessin, on a la paix pour quelques années encore.

Jacques Ristorcelli  : Le numérique non seulement change le monde mais brouille aussi notre vision du monde et notre rapport à l’image. Les images numériques ont-elles encore besoin de nous, à partir du moment où elles n’existent que pour être échangées sur Internet  ? 45 % des échanges du réseau ne sont pas d’ordre humain. Nous sommes du côté de l’imagination, dans le camp d’en face, celui qui s’inquiète devant chaque image comme diraient Georges Didi-Huberman1 ou Georges Bataille qui reconnaissaient aux images le pouvoir non pas de nous consoler mais, au contraire, de nous inquiéter, de nous « ouvrir » et faire « saigner intérieurement ». Pour qu’il y ait possibilité d’imagination, de regard, il faut recréer un espace de vide, une absence, retrouver ce néant qui est au cœur de l’image.

En juin 2014, Alain Finkielkraut électrisait le monde de la bédé en renvoyant le genre à sa position d’art mineur. Rien de neuf sous le soleil, si ce n’est cette question existentielle : le christianisme aurait-il fait un flop si la Bible avait juste été un vulgaire « illustré » et non pas un livre «  noble » ?

Jacques Ristorcelli  : C’est la question  : la bédé est-elle un art mineur ou majeur ? Dès le départ du genre, on a quand même eu des personnes qui ont mis la barre très haut, avec par exemple Little Nemo in Slumberland (1905) de Winsor McCay, ou Krazy Kat (1933) de George Herriman. C’était des grands artistes au service d’un médium bien particulier, les bédés journaux, avec leurs contingences techniques et économiques. Il faut se méfier des gens qui veulent faire entrer la bédé au musée. Il n’y a pas à cataloguer les genres, plutôt à les aimer tels quels. Ça renvoie à cette appellation française de « roman graphique ». Là, je vois le mot « roman » en premier et ça me gêne. Si tu feuillettes une bédé d’Alex Barbier, tu ne vas pas parler d’« aquarelle bédé ». En l’occurrence, on est face à une opération de marketing des éditeurs dont l’idée est de hisser le genre vers quelque chose de plus chic. Or l’intérêt de la bédé réside dans cette forme malléable qui lui permet d’échapper à toute classification.

Stéphane Trapier  : Pour que la Bible devienne un « noble » livre, il faudra attendre Gutenberg  ! Mais passons. La bédé et toutes les formes de narration illustrée sont un art modeste, terme que je préfère à art mineur. Ce qui a fait réagir mes collègues avec leur grande chaîne de selfies intitulée « une bédé pour Finkie », c’est plutôt le ton sentencieux avec lequel le philosophe disait qu’il n’avait pas besoin qu’on lui illustre une histoire pour qu’il la comprenne. Le propos de Finkie n’était pas de dire que la bédé faisait partie des arts mineurs, mais que l’illustration d’un récit la plaçait de facto dans le camp de la défaite de la pensée et de l’esprit, ce qui est totalement idiot. Ce que je trouve davantage suspect, ce sont les quelques collègues qui ne supportent pas l’idée de voguer du côté des arts mineurs, et qui en conçoivent dépit et frustration. Ceux-là peut-être se vivent-ils comme des écrivains ratés ? Je suis assez d’accord avec ce que Jacques dit du « roman graphique ». Depuis les années 60 et 70, la bédé s’est arrachée à son destin de littérature jeunesse et a pris de nombreuses directions. Si le terme de « roman graphique » est un raccourci commode inventé par des équipes marketing, il permet aussi de déculpabiliser le lecteur qui aura moins honte en passant à la caisse, en même temps qu’il flatte la vanité d’auteurs, qui se sentent légitimés à produire une bouillie narcissique. Mais après tout, pourquoi la médiocrité serait-elle réservée à la littérature ? Nous aussi, auteurs de bédé et de récits graphiques, avons bien le droit de nous rouler dans le mauvais goût narcissique  !

Par Jacques Ristorcelli.

1 Didi-Huberman, historien de l’art et philosophe.

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