Syrie : « Nous voulons un pays en couleurs ! »

En 2011, après 40 ans de silence, de peur et de résignation face à la dictature, les Syrien-ne-s ont libéré leurs voix, leurs corps, leurs esprits. Spontanément, un foisonnement de créations et d’expressions s’est emparé des murs, des banderoles, des rues, des réseaux sociaux. Aujourd’hui encore, ces traces portent la mémoire du soulèvement populaire.
Villes et villages se soulèvent en solidarité avec les enfants de Deraa. Sur les capes rouges il est écrit « Liberté ».

«  La révolution a vraiment été un moment de déclenchement de la parole, raconte Sana Yazigi, qui a créé le site de la mémoire créative de la révolution syrienne1. On ne s’arrêtait plus de parler et on ne pouvait pas croire ce qu’on entendait  : nous nous entendions nous-mêmes parler à haute voix, danser, crier, nous opposer à la tyrannie. On écrivait, on récitait des poètes du monde entier, on reprenait des chansons traditionnelles en y adaptant des paroles portant nos revendications. »

En février 2011, les enfants de Deraa furent les premiers à se libérer de la propagande du parti Baath. Inspirés par les révolutions en Tunisie et en Égypte, une quinzaine d’insolents de 9 à 15 ans écrivirent sur les murs de leur école des paroles que les Syriens n’avaient pas encore l’audace d’imaginer  : « Ton tour arrivera docteur », « Le peuple veut la chute du régime ». Si la révolution trouve ses causes profondes dans des décennies d’oppression et dans l’explosion des inégalités sociales, ce petit acte subversif en a été l’étincelle. La réponse du régime a été d’une telle violence – les gamins ont été arrêtés et torturés plusieurs semaines par les moukhabarat2 – que plusieurs villes et villages ont commencé à se soulever. Un peu partout, des slogans simples mais clairs se sont répandus sur les murs.

« Nous voulons un pays en couleur. Liberté. Justice. » Les femmes libres de Dareya, 8 août 2012.

« Dès les premiers jours, les forces de sécurité tiraient à balles réelles sur les manifestants. Je me rappelle bien de mon sentiment mêlé de peur et de fierté, parce que c’était très risqué et en même temps ça a été pour nous le moment où on s’est mis à vraiment aimer notre ville. C’était la première fois qu’on entendait sa voix, où on a commencé à sentir la force de la voix de masse », se remémore Oussama, jeune révolutionnaire de Douma, aujourd’hui en exil à Beyrouth. Pour autant, la plupart de ceux qui sortaient dans la rue n’étaient pas des activistes ou des opposants chevronnés. « À ce moment-là, on ne pensait même pas au courage, on était pris par cette explosion, se souvient Sana. J’ai vu une jeune fille courir dans une rue sous les yeux d’un sniper afin d’aller écrire “Liberté” sur un mur, avec une bombe de peinture cachée sous son voile. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait pris un tel risque, elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien, elle devait le faire, c’est tout. »

« Coran, Évangile, nous resterons frères de génération en génération. » Les révolutionnaires de Berzeh (Damas).

Fadwa, aujourd’hui réfugiée en France, était une figure active de la révolution dans la région de Damas et de Homs  : « Une part importante de la préparation des manifestations était le choix des slogans qui devaient porter les valeurs de notre révolution, contre le régime et contre les islamistes. On se répartissait les tâches  : certains étaient chargés d’amener du carton, des tissus, de la peinture, d’autres s’occupaient de trouver des lieux sécurisés car on devait se cacher pour préparer tout ça. À Berzeh par exemple, j’ai préparé des banderoles dans une étable. Souvent, on se donnait rendez-vous dans des maisons isolées. Une seule personne déterminait l’endroit et on faisait ensuite circuler l’information entre nous. » Dans ces moments de confection se vivait tout ce que les moments révolutionnaires rendent possible  : la discussion, le collectif, la rencontre entre quartiers, communautés, classes sociales, etc. Une expérience nouvelle dans un pays où auparavant tout rassemblement ou voix dissidente étaient interdits et réprimés. « Pour chaque manifestation ou funérailles d’un martyr de la révolution, on discutait pour choisir un thème à mettre en avant, poursuit Fadwa. On essayait de condenser l’essence de notre révolution dans nos mots. Je garde ces moments en mémoire comme les temps merveilleux de la révolution. On créait nos slogans tous ensemble, on partageait nos imaginaires, nos revendications, nos valeurs. Dans les groupes auxquels j’ai participé, il y avait de tout  : des étudiants, des travailleurs, des artistes, des médecins, des gens de milieux populaires, etc. D’ailleurs, personne ne signait, et pas seulement par peur de la répression  : les banderoles étaient anonymes parce que c’était des mots collectifs. L’individu se fondait dans l’appartenance populaire. »

« Nous demandons aux Martiens d’intervenir pour nous sauver des Terriens. » Dael 13 juillet 2012.

Les banderoles témoignent ainsi de l’évolution du message révolutionnaire. En plus de porter des revendications et des valeurs, elles réagissent souvent à l’actualité et cherchent à répondre directement à la propagande du régime, qui a tout de suite présenté le soulèvement comme une tentative de prise de pouvoir par des terroristes sunnites soutenus par des forces étrangères et qui aboutirait à l’éradication des minorités, dont il se prétendait le seul protecteur. Le petit village de Kafranbel est ainsi devenu célèbre pour ses banderoles où les habitants exprimaient jour après jour leurs états d’âme, leurs messages au monde, en s’adressant directement à Obama, Poutine, Ban Ki Moon ou à tel ou tel peuple.

Pochoirs canard.

L’image et le dessin ont commencé à apparaître, ainsi que des collectifs de graffeurs développant leur propre style à travers de grandes fresques. Les caricaturistes amateurs tournaient en dérision l’image, jusque-là intouchable, du président et de sa clique. Grâce au piratage d’une boîte mail privée du président, tout le monde a pu apprendre que sa maîtresse l’appelait « mon canard », les moqueries ont pu ainsi être déclinées sous des formes diverses. La communauté internationale, les pays impliqués dans le conflit, les extrémistes religieux et les dérives des opposants syriens n’ont pas non plus échappé au regard mordant des caricaturistes.

Le peuple contre les abus de l’armée libre et des religieux.

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’accordent à enterrer la révolution syrienne, voire à douter qu’elle ait réellement existé. Toutes ces formes d’expression populaire témoignent pourtant d’une vitalité encore active, même si, à la course aux décibels, elles sont couvertes par le vacarme des armes, des vidéos chocs de Daech, de la propagande pro-Bachar, des analyses géopolitiques de haut vol et des atermoiements de la communauté internationale. À Kafranbel par exemple, les habitants continuent à produire des banderoles. Même mis à mal par la dureté de ce qu’est devenue la vie quotidienne des Syrien-ne-s, les effets de ce mouvement créatif, pacifique et populaire, s’inscrivent dans un temps mémoriel plus long. « C’était un moment de liberté. On a cassé un mur et on s’est complètement transformés, ressent Sana. Notre mentalité, notre vie quotidienne, notre relation à l’univers, notre imaginaire, tout a changé : on s’est réapproprié les rues, les bâtiments, alors qu’avant on savait qu’on n’était que des nombres. Auparavant, on vivait dans un endroit qui ne nous appartenait pas, avec des gens qu’on ignorait. La révolution a révélé en nous un sentiment d’appartenance très fort. »

Avec la collaboration de Fadwa Suleiman.

L’art contre la terreur. Kafranbel, Syrie.

1 Ce site archive et documente les diverses expressions de la révolte contre le régime.

2 Les différents services de sécurité sont la matrice du système policier et tortionnaire syrien. Avant la guerre, on comptait un agent pour 153 citoyens de plus de 16 ans.

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