Urbanisme autoritaire à Marseille

Sur la Plaine, des vigiles et des coups

Pour sécuriser le chantier contesté de rénovation de la Plaine, l’entreprise publique chargée des travaux a fait appel à une société de sécurité abonnée aux excès de zèle. Sur fond de sexisme et d’homophobie, les récits d’agression se multiplient.
Photo Tomagnétik

Un chantier, des gravats, des vigiles. Bienvenue sur la Plaine (place Jean-Jaurès), lieu emblématique d’un Marseille populaire, festif et militant que la mairie se plaît à imaginer six pieds sous terre. Depuis l’automne dernier, la place se refait une « beauté ». Une rénovation que beaucoup auraient pu accepter, à condition qu’elle ne se fasse pas au prix de l’identité du quartier. Raté. Après une « concertation » bidonnée et une série de mensonges éhontés1, la municipalité a mis le paquet pour mener à bien son projet de requalification imposée.

Le top départ des travaux est donné le 15 octobre 2018, entraînant une vive contestation suivie d’une répression musclée. Un mur est même érigé autour des 2,5 hectares de chantier. Un an plus tard, les travaux de la Plaine sont loin d’être terminés, mais une bonne partie dudit mur a été retiré. Une partie de la place a été restituée aux Marseillais et l’on peut aujourd’hui marcher sur une allée minéralisée et aseptisée pompeusement appelée rambla. Marie2 l’emprunte souvent. Comme ce mercredi soir de septembre.

« Sales lesbiennes ! Salopes ! Connasses ! »

Il est environ minuit quand, rentrant d’une soirée avec une amie, Marie est prise d’une soudaine envie d’uriner. Faute de toilettes publiques, les deux jeunes femmes décident de s’éloigner de l’allée éclairée et de pénétrer dans le chantier. Écartant la grille à demi ouverte, elles tombent nez à nez avec cinq vigiles salariés de la société de sécurité AMGS, un sous-traitant embauché par la Soleam3. Marie s’excuse et s’apprête à faire demi-tour.

C’est alors que, raconte Marie, elle et son amie se font violemment agripper par les vigiles. Torrent d’insultes : « Sales lesbiennes  ! Salopes  ! Connasses  ! » Choquée, l’amie de Marie sort son portable et s’apprête à filmer. Pas de quoi déstabiliser les agents qui, toujours d’après Marie, s’emparent de l’objet et poussent les deux jeunes femmes à l’extérieur du chantier en les narguant, portable à la main et sourire aux lèvres. Le ton monte.

« Et je suis restée avec mon sang sur les cuisses »

Ce même soir, Alice rentrait chez elle avec des amies quand elle a entendu hurler : « Les vigiles étaient dans le chantier, les deux filles de l’autre côté. On a essayé de négocier le téléphone. » En retour, Alice affirme s’être fait copieusement insulter : « Petite conne  ! Petite pute  ! » Elle explique aussi s’être fait menacer de viol, l’un des vigiles lui signifiant qu’elle n’avait pas intérêt à le croiser en dehors du chantier. « Ils ont ensuite commencé à détruire une barrière [délimitant le chantier] puis l’un d’eux s’est rué sur moi, m’a gazée à bout portant et m’a jetée à terre. Je me suis relevée, il m’a rejetée au sol. »

Arrivée sur les lieux, la police embarque Alice, Marie, son amie et une quatrième personne. Direction le commissariat où elles passeront plus de quinze heures en garde à vue : autres agents, même ambiance. Alice a ses règles, mais pas de protections : « Impossible de récupérer un tampon ou une serviette, ils ont refusé de m’en donner. Les flics rigolaient et moi, je suis restée avec mon sang sur les cuisses. » Quant à la quatrième personne interpellée, elle effectuera sa garde à vue dans la cellule des hommes alors que, transsexuelle, elle avait demandé à rester avec les femmes.

« Des bleus sur le cou »

Depuis un an, au comptoir des troquets ou dans les réunions de l’assemblée du quartier, les récits de ce genre affluent. Parmi eux, celui de Lisa. Le 28 novembre 2018, il est 22 h quand elle pénètre dans le chantier qui, à ce moment-là, est encore intégralement muré : « Je voulais faire quelques photos de la place en l’état, la nuit, explique-t-elle. C’était un peu osé c’est sûr, mais je me disais : au pire ils me virent. [...] C’était qu’un jeu.4 » un jeu que les vigiles prennent très au sérieux. Lisa s’en rend compte et tente de reculer vers la sortie.

Au moment de passer le portail, l’un d’eux, dit-elle, l’attrape par le sac à dos et la propulse en arrière : « Ils m’empoignent par les épaules et commencent à m’insulter : “Espèce de pute, espèce de salope, dégage de là  !” [...] Les deux me tiennent, l’un par l’épaule l’autre par le cou. Je commence vraiment à flipper. » Lisa explique que, malgré ses efforts pour rester calme, les agents la pousseront à bout jusqu’à ce qu’elle craque et crache à la figure de l’un d’eux. Le surlendemain, elle consulte un médecin : « Il a constaté des bleus sur le cou, le dos et les deux jambes, avec traces de doigts. Ainsi qu’une grosse bosse sur le sacrum. »

« Il y a plus d’impact quand c’est une femme qui vient se plaindre »

Porter plainte ? Lisa s’y est collée, Alice et Marie s’y refusent : « Qu’est-ce que tu veux faire, c’est David contre Goliath », se désespère cette dernière. Mais sans plaintes, difficile de chiffrer le nombre de personnes concernées. Ce qui semble d’ailleurs arranger AMGS. Contactée, la société concède qu’il y a pu y avoir « des interventions musclées », mais qui seraient justifiées par des agressions : « Aujourd’hui j’ai plus de blessés de mon côté que ce qu’il y a pu avoir chez eux. Sinon ils se seraient manifestés. » Et d’ajouter : « Je veux bien qu’il y ait des témoignages, mais est-ce qu’il y a des vidéos  ? » Si l’on se réfère à l’histoire de Marie concernant le téléphone confisqué par les vigiles, on comprend que ce genre de preuves puisse être difficile à apporter. Qu’importe, pour l’entreprise, ces histoires d’insultes sexistes et de menaces de viols sont de l’ordre de l’ » affabulation », voire de la manipulation : les opposants au projet auraient « trouvé judicieux de faire intervenir la gent féminine parce que, dans la société actuelle, il y a plus d’impact quand c’est une femme qui vient se plaindre en disant “On a essayé de me violer  !” que quand c’est un homme. »

Précisons au passage que des hommes ont aussi fait les frais de l’agressivité des vigiles. Et s’il est vrai que les agents ont été parfois visés par des jets de pierres, ils ont eux aussi développé une certaine appétence pour l’art du caillassage.

« Allez vous bouffer la chatte ! »

Habituée du quartier, Lucia n’a aucun doute sur l’existence des agressions sexistes. Elle a d’ailleurs décidé de recueillir des témoignages pour porter l’affaire en justice, tout en estimant qu’ » il y a d’autres modes d’action possibles ». Référence faite à la marche en mixité choisie5 organisée le jeudi 10 octobre.

Ce jour-là, une bonne centaine de personnes s’étaient donné rendez-vous sur la place avant de déambuler, à la tombée de la nuit, dans les rues du quartier. Le cortège avait fini par converger de nouveau vers la Plaine, massé derrière une banderole sur laquelle on pouvait lire : « Plaines de rage  ! Face aux agressions transphobes, lesbophobes et sexistes, on s’organise. » une sono avait été installée et une boum improvisée avait rassemblé une trentaine de personnes. Jusqu’à ce que les bleus sifflent la fin de la récré6 à grand renfort de gaz lacrymogène et de phrases assassines : « Allez vous bouffer la chatte  ! Va te laver, crasseuse, t’es dégueulasse  ! » Des propos rapportés par Zoé, qui passait par là : « Elles sont venues dénoncer le sexisme des vigiles, mais ont reçu le même traitement de la part des représentants de l’État. »

Du côté de la police, on rejette les accusations de violence : « C’était l’une des brigades les plus calmes, experte du maintien de l’ordre dans un secteur où on n’est pas des plus populaires.7 » Allez savoir pourquoi.

Tiphaine Guéret

1 Entre autres, de vaines promesses de transplantations d’arbres, de pistes cyclables et de navettes de nuit.

2 Tous les prénoms ont été modifiés.

3 La société d’économie mixte en charge de la « requalification » du quartier.

4 Témoignage recueilli par le site Mars infos autonomes : « Menaces de viol, tabassages, agressions : les vigiles du chantier de la Plaine en roue libre » (22/12/2018).

5 Sans hommes cisgenres, c’est-à-dire dont le genre ressenti correspond au sexe biologique assigné à la naissance.

6 L’élément déclencheur aurait été une barrière de chantier renversée. Deux personnes ont écopé de 42 heures de garde à vue et d’un procès pour outrage et rébellion qui se tiendra en mars.

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