Aide aux exilés
Quand la solidarité passe au tribunal
À la cour d’appel d’Aix-en-Provence, ce mercredi 15 novembre, on jugeait des affaires de recel et de vol avec violence. Mais aussi trois papys et une mamie, accusés d’avoir porté secours à des migrants.
C’était l’hiver dernier, près de la frontière italienne. Dans la vallée de La Roya (Alpes-Maritimes), le mercure plongeait en dessous de zéro. Après avoir déjoué de sévères contrôles frontaliers, des dizaines et des dizaines de migrants avaient atterri là. Les bonnes âmes du coin étaient dépassées : chez l’agriculteur Cédric Herrou, figure emblématique de l’aide aux exilés, on hébergeait sous des tentes.
Le 6 janvier, Gérard, Françoise, René et Daniel prennent donc en charge six migrants, dont deux mineurs, pour les mettre au chaud. Mais à Sospel, sur la route, les forces de l’ordre veillent. Pour contourner un point de contrôle, les migrants sont déposés sur un sentier. Les voitures les récupéreront de l’autre côté. Hélas, une randonneuse a aperçu la scène. Elle contacte le 112. Veut-elle jouer la délatrice ? Ou s’inquiète-t-elle simplement de voir des personnes mal équipées s’aventurer sur un chemin de montagne en plein hiver ? Quoi qu’il en soit, la gendarmerie est prévenue.
De l’autre côté du sentier, les deux véhicules sont stoppés. Exilés et bénévoles sont arrêtés. Qu’est-il advenu des premiers ? La procédure pénale ne le dit pas, mais leurs soutiens en sont certains : les quatre majeurs ont été renvoyés en Italie. Pour les militants, c’est la garde à vue, puis une condamnation, à Nice, à 800 € d’amende avec sursis, dont ils interjettent appel.
Ce 15 novembre donc, retour au tribunal. « Pourquoi avoir fait appel ? », leur demande la cour. « Je ne me sens pas coupable d’avoir aidé des personnes à survivre », répond René. Les magistrats réexaminent les faits. Puis l’avocat général1 entame son réquisitoire. « Je les considère comme des braves gens. On ne peut pas mettre en doute la sincérité de leur engagement. » Oui, ils ont simplement voulu « aider leur prochain ». Mais pour ce faire, « ils ont méconnu la loi ». C’est donc « à juste titre » que le tribunal de Nice les a condamnés.
Cinq ans de prison
Que dit la loi ? « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. »2
En 2012, les socialistes au pouvoir ont ajouté à ce texte une « immunité humanitaire ». « L’aide au séjour irrégulier » n’est donc pas répréhensible « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».3
La formulation est floue : l’avocat général s’engouffre dans la faille. Pour lui, l’immunité humanitaire ne s’applique qu’à l’aide au séjour, et certainement pas à l’aide à la circulation – ce qui est précisément reproché aux quatre retraités. Et quand bien même la cour ferait une analyse différente, « les conditions ne sont en aucun cas remplies » pour que s’applique cette immunité humanitaire, car « ce qu’ils ont fait, c’est empêcher les migrants d’être interpellés »... Le magistrat demande donc la confirmation de la peine de 800 € d’amende avec sursis, qui « prend en compte » le côté désintéressé des actes des prévenus.
L’avocate de la défense, elle, plaide que « l’unique but » des quatre papys mamie a été de « préserver la dignité » des exilés. Pour elle, c’est clair : l’immunité humanitaire s’applique. Et puis, il y a « le principe de proportionnalité », qui établit qu’une infraction n’est pas condamnable si elle a été commise dans « un but supérieur ». En l’occurrence, la préservation de la vie des personnes transportées, car « la situation de danger dans laquelle elles se trouvaient était réelle ».
Le préfet hors la loi
Une situation aggravée par les agissements illégaux de l’État : dans les Alpes-Maritimes, « on empêche » les étrangers d’atteindre Nice pour « déposer une demande d’asile et on les reconduit de l’autre côté de la frontière »4. Cette année, le préfet a été condamné deux fois pour entrave au droit d’asile par le tribunal administratif. Même des mineurs non accompagnés (lire ci-dessous) sont renvoyés en Italie.
Alors, « la désobéissance s’est imposée aux prévenus comme un devoir, explique l’avocate. Mes clients n’ont fait que résister à l’oppression qui est subie par les plus vulnérables. » « La protection de l’enfance et l’accompagnement des jeunes majeurs, c’était le fondement même de mon engagement professionnel, dira ensuite un des papys, Daniel, ancien éducateur. J’étais payé pour ça et aujourd’hui je suis condamné… Cherchez l’erreur ! » Conclusion de l’avocate : « La relaxe s’impose. »
Pour les prévenus, la partie est loin d’être gagnée : le 11 septembre dernier, le même tribunal d’Aix a condamné Pierre-Alain Mannoni à deux mois de prison avec sursis. En première instance, il avait été relaxé – mais le parquet avait fait appel. Le 18 octobre 2016, cet universitaire niçois avait transporté trois jeunes Érythréennes de la vallée de la Roya pour les héberger chez lui. Elles étaient « blessées », a-t-il argué, ce qu’a confirmé une infirmière. Mais la cour n’y a pas cru : pour elle, l’action de Pierre-Alain Mannoni s’inscrivait « dans une démarche militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités ». En conséquence, il ne pouvait pas bénéficier de l’immunité humanitaire…
Le 8 août, cette même cour d’appel jugeait une affaire semblable. Avec des justifications assez proches, elle a condamné Cédric Herrou à quatre mois de prison avec sursis.
Mise à jour du 13 décembre 2017
La cour d’appel d’Aix-en-Provence a rendu sa décision aujourd’hui. La peine est confirmée en tous points : 800 euros d’amende avec sursis. Mais les quatre papys-mamie solidaires vont se pourvoir en cassation et ils assurent que si nécessaire, ils iront jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. "C’est quelque chose d’important, explique René, l’un des condamnés. Ce n’est pas juste notre petit cas personnel qui se joue, mais c’est sur le principe : comment un être humain peut aider un autre être humain, normalement, sans être condamné. C’est ça le problème."
Les mineurs étrangers isolés à l’abandon
Le 11 novembre au soir, sur une route frontalière des Hautes-Alpes, des montagnards solidaires recueillent de jeunes mineurs africains frigorifiés. Las, leurs véhicules sont stoppés par la gendarmerie. Deux journalistes se trouvent aussi à bord : Raphaël Krafft, de France Culture, et Caroline Christinaz, du journal suisse Le Temps. Convoquée à la gendarmerie, cette dernière est copieusement interrogée sur ses sources. On lui réclame son téléphone portable et ses codes d’accès. Enfin, elle apprend être mise en cause dans une procédure pour « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’étrangers sur le territoire français ». Quant aux minots, ils sont reconduits en pleine montagne, et relâchés à la frontière italienne à une heure du matin…
Alors qu’ils devraient être mis à l’abri par l’aide sociale à l’enfance, ces mineurs non accompagnés sont bien souvent abandonnés par les autorités. Selon un décompte associatif, à Marseille, à la date du 20 novembre, 93 minots officiellement reconnus mineurs (disposant d’une ordonnance judiciaire de placement) n’étaient pas pris en charge. Un chiffre qui n’inclut pas ceux qui ont injustement été déclarés majeurs et ceux, nombreux, qui attendent depuis des semaines (voire des mois) qu’on statue sur leur âge. Heureusement, une partie de ces mineurs est hébergée par des citoyens bénévoles. Mais beaucoup d’autres restent dehors, passant leurs nuits du côté de la gare Saint-Charles, dans le froid et la faim, à la merci de n’importe quel réseau mal intentionné. « Comment peut-on oser parler de lutte contre la délinquance, la prostitution et l’extrémisme en les laissant comme ça ? », s’indigne une militante. Le 21 novembre, pour faire réagir les autorités, une église marseillaise a été occupée sur le Vieux-Port. Ces dernières semaines, d’autres réquisitions ont eu lieu, notamment à Nantes et à Lyon.
1 En cour d’appel, le procureur est appelé « avocat général ». Il n’est pas là pour défendre les prévenus, mais joue le rôle d’accusateur public.
2 Article L622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceséda).
3 Article L622-4 du Ceséda.
4 Pour éviter les forces de l’ordre, de nombreux migrants se sont mis en péril, en cheminant sur des barres rocheuses, sur l’autoroute, la voie ferrée... Il y a eu des morts.
Cet article a été publié dans
CQFD n°160 (décembre 2017)
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Paru dans CQFD n°160 (décembre 2017)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
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Illustré par Co3points
Mis en ligne le 13.12.2017
Dans CQFD n°160 (décembre 2017)
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14 décembre 2017, 11:49, par Anne-Claire
L’article est très bien. Dommage de persister à appeler ces courageuses personnes par les termes aussi méprisant de "papys et mamys". Surtout qu’ils sont les seuls à mériter ce traitement : les autres personnes évoquées sont bien des mineurs (et pas des gosses), les gendarmes et avocats ne sont pas non plus affublés de sobriquets réducteurs, alors... ?