Je vous écris de l’Ehpad. Episode 11.

« On va nous prendre pour des Gitans ! »

Onzième épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois des fragments de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.
Illustration d’Alex Less

À l’Ehpad, il n’y a pas que des vieilles personnes isolées. Actuellement, cinq couples vivent dans notre établissement. Les circonstances qui les ont menés ici sont différentes, les niveaux de dépendance également. Pour l’un, c’est la chute de Madame avec fracture du col du fémur qui a précipité l’entrée en Ehpad. Monsieur est parfaitement valide et lucide, on le trouve devant l’ordinateur ou bien en train de lire un pavé sur la guerre d’Espagne. On se demande ce qu’il fiche ici. Il n’imaginait pas laisser son épouse seule, tout simplement. À un autre étage, Monsieur a toute sa tête mais plus les jambes, tandis que pour Madame, c’est l’inverse. Mais nous en avons aussi dont l’Alzheimer est tellement avancé qu’ils ne se reconnaissent plus l’un l’autre. Ceux-là vivent dans des chambres séparées.

Mme Lopez aussi est arrivée ici avec son mari, mais celui-ci est décédé six mois après leur entrée. Elle évoque souvent « el marido » en secouant la tête, accablée, puis elle lâche des imprécations contre Carina-la-mierda, ma collègue qu’elle adore détester, ou contre telle ou telle résidente qui ouvre les portes et fait intrusion dans les chambres. (Comme elle, soit dit en passant, sauf que Mme Lopez est plus discrète et attend l’heure du repas pour faire ses petites sournoiseries.) La décision d’entrer en maison de retraite, c’était son mari, ce qui la condamne aujourd’hui à y demeurer puisqu’aucune de ses trois filles ne peut ou ne veut la reprendre.

Mon couple favori loge au bout du couloir. Solange et Louis passent une grande partie de la journée à se chamailler. Solange a une expression inquiète sur le visage et parle d’un ton plaintif. Elle est sans arrêt sur le dos de son mari. Louis, quant à lui, marmonne avec un fort accent espagnol et, régulièrement, il lui dit qu’elle l’emmerde et qu’il va se casser d’ici.

Lorsque je viens les chercher pour le dîner, Solange commence par gémir : elle a mal au ventre, elle est fatiguée, elle n’a pas faim. Puis elle cède et, pour se motiver, se met à harceler son mari. Louis bougonne, parvient à se lever à la troisième tentative en lâchant « Eh bé putain  ! » Puis il avance vers la porte en se tenant au mur. « Prends la machine, Louis, tu vas tomber  ! », s’écrie Solange catastrophée. Et elle me redit qu’il est déjà passé deux fois sur le billard, pendant six heures, pour son dos. « Jamais deux sans trois ! », lâche Louis qui continue à ignorer le déambulateur, pour emmerder sa femme ou tout simplement parce qu’il l’a oublié. Solange se lève, du premier coup, le rejoint et ne cesse de le houspiller. « Rentre ta chemise, Louis, on va nous prendre pour des Gitans  ! » Louis dit qu’il s’en fout, qu’il les emmerde. « Ne sois pas grossier  ! », le reprend Solange. « Allez, avance, ne fais pas attendre le monsieur  ! » Il y a généralement une trêve dans l’ascenseur et le temps de traverser la salle à manger, puis la dispute reprend à table.

Un soir, ils passent le repas à se chamailler au sujet d’une réunion.

— N’y va pas, Louis, le supplie Solange. Tu n’es pas en état !

— Je m’en fous, j’y vais à cette réunion ! 

Solange a les larmes aux yeux, elle me conjure de lui faire entendre raison. Mais Louis a la tête sacrément dure, il n’en démord pas et l’envoie balader. Et le fait qu’il n’y ait jamais eu de réunion ne change rien au problème. Un autre soir, Solange fait un esclandre et traite sa voisine de table de salope. Celle-ci, visiblement, aurait dragué son mari qui lui aurait souri en retour. Depuis, ils mangent de leur côté, à une table séparée, ce qui leur permet de poursuivre leur éternelle dispute en toute intimité.

Denis L.

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »
10 : « Ça va encore faire des trucs à histoire… »

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CQFD n°202 (octobre 2021)

Au menu de ce numéro, un dossier sur le complotisme. Mais aussi : la relaxe des « 7 de Briançon », Bure et sa poubelle nucléaire, un guide pratique sur la masturbation féminine...

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