Entretien avec John Gibler

Mexique : « Écrire en écoutant »

Ça fait un bail qu’ils trinquent. Mais ces derniers temps, ç’a encore empiré : les journalistes mexicains sont en première ligne dans la guerre entre narcos et forces gouvernementales.
Auteur de plusieurs enquêtes dans le pays, John Gibler livre son point de vue sur la question.

Quelques jours avant cet entretien, Javier Valdès était abattu dans la petite ville de Culiacan, nord-ouest du Mexique. Ce journaliste d’investigation avait eu le tort de faire son boulot. Et bien. Cela faisait plusieurs années qu’il se consacrait à dénoncer les crimes des narcos et leur collusion avec les pouvoirs en place. Comme un symbole, il a été assassiné à deux pas du siège de la revue indépendante qu’il avait fondée en 2003, Riodoce. Plusieurs hommes masqués l’ont forcé à descendre de voiture avant de froidement le descendre. Circulez, y’a (plus) rien à lire.

Au Mexique, les meurtres de journalistes sont monnaie courante – plus de cent depuis 2000. Javier Valdès avait évidemment conscience du danger, d’autant qu’il travaillait dans l’Etat du Sinaola, terre de cartels meurtriers. En 2011, il écrivait ainsi dans son ouvrage Narcojournalisme, la presse entre le crime et la dénonciation : « Être journaliste, c’est faire partie d’une liste noire. Eux vont décider du jour où ils vont te tuer, même si tu as du blindage et des gardes du corps. »

Malgré les menaces, certains ne se laissent pas intimider. C’est le cas de John Gibler, jeune journaliste américain bossant au Mexique depuis plus de dix ans. Même s’il estime que « la situation devient de pire en pire », il refuse de céder à la pression. Pour preuve, ses deux ouvrages publiés en France (par les belles éditions CMDE). Mourir au Mexique, d’abord, tableau sans concession des ravages de la collusion entre narcotrafic meurtrier, gouvernement pourri à la moelle et forces de répression corrompues. Puis Rendez-les nous vivants !, une histoire orale du massacre d’Iguala, déchaînement de violence ayant frappé des étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa (6 morts, 43 disparus) dans la nuit du 26 septembre 2014.

Alors que le gouvernement et les officiels locaux tentaient de masquer la vérité, John Gibler s’est rendu sur place afin de donner la parole aux personnes ayant vécu cette nuit d’horreur : témoins, victimes et parents des disparus. Le livre ne prétend pas livrer toute la lumière sur cette nébuleuse affaire, mais réfute grandement les pseudo vérités officielles.

Photo de Patxi Beltzaiz/Contrefaits.

Quand as-tu commencé à travailler comme journaliste au Mexique ?

La première fois que je me suis rendu au Mexique en tant que journaliste, c’était en décembre 2015. J’y étais pour couvrir l’Autre Campagne des zapatistes1. Je l’ai suivie pendant des mois, voyageant à travers vingt États du pays. Une expérience riche et inspirante, qui a constitué le socle de ma formation de journaliste. En 2006, j’ai travaillé sur la répression en cours à San Salvador Atenco2, puis sur les manifestations contre la fraude électorale à Mexico et sur le soulèvement de Oaxaca. Ensuite, je suis resté dans le pays, où j’ai continué à mener des enquêtes.

Dans Mourir au Mexique, tu écris que « les narcos ont le contrôle sur les rédactions. C’est comme si quelqu’un avait en permanence une arme pointée sur toi  »...

Les journalistes qui font face au plus grand danger sont ceux qui travaillent et publient dans des bourgades et villes éloignées de la capitale. On pourrait penser que le fait de ne pas être Mexicain constitue en soi une protection, mais ce n’est pas vraiment le cas : on fait face aux mêmes risques. Dans tout le pays, les reporters doivent constamment mettre en balance les informations recueillies avec la possibilité que leur publication entraîne des mesures de rétorsion, potentiellement mortelles. Mais ça n’empêche nullement de faire paraître des reportages de qualité. Il est donc encore possible de conduire un travail d’investigation critique, mais il y a de moins en moins de médias non marginaux publiant de tels travaux.

As-tu déjà été directement menacé par la police, l’armée ou les narcos ?

Si quelqu’un pointe un pistolet vers ton visage, c’est évidemment une menace directe. En l’occurrence, qu’il porte ou non un uniforme ne change pas grand-chose. Donc oui, il m’est arrivé d’être en danger. Au quotidien, je me protège en voyageant avec des gens qui connaissent le terrain et auxquels je fais confiance. Et je réévalue constamment les risques.

Les premiers articles publiés sur la tuerie d’Ayotzinapa épousaient le point de vue de la police, affirmant que certains étudiants étaient des dealers. Y avait-il des points de vue divergents sur ce qui s’est passé cette nuit ?

Des journalistes honnêtes et critiques du Guerrero ont publié de bons papiers dès les premières heures suivant l’attaque. Mais ensuite, ils ont continué à traiter les événements le nez dans le guidon. Ils n’ont pas eu la possibilité de prendre du recul pour conduire des investigations. Les événements de cette nuit-là étaient très complexes et déstabilisants, surtout pour ceux qui les ont vécus. Les forces armées qui ont mené les attaques en ont justement tiré avantage. Ils en ont profité pour mentir et répandre des rumeurs, afin qu’il soit encore plus compliqué de comprendre ce qu’il s’était précisément passé. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de me rendre en reportage à Ayotzinapa une semaine après les attaques. J’ai réalisé que le gouvernement mentait et que les journalistes locaux n’avaient pas le temps de mener des investigations : ils devaient continuer à couvrir l’histoire telle qu’elle se développait. J’ai pensé que je pouvais contribuer à faire émerger la vérité en prenant le temps d’interviewer un grand nombre de survivants et d’enquêter sur les attaques.

Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire selon la perspective de ceux qui ont survécu à l’attaque ?

Dès le début, l’État a menti à propos des attaques. Les différents survivants – étudiants d’Ayotzinapa, entraîneurs de l’équipe de foot d’Avispones, professeurs et journalistes qui se sont rendus sur les lieux de l’attaque – étaient les seuls qui pouvaient décrire honnêtement ce qui s’était passé, car ils en avaient une expérience directe. En discutant avec eux, j’espérais aboutir à une description vraiment détaillée des événements. À mesure que je transcrivais ces témoignages, j’ai eu le sentiment qu’ils avaient en eux-mêmes un pouvoir narratif incroyable. J’en ai conclu qu’il serait plus utile de sélectionner et donner à lire des extraits de ces entretiens que de composer un récit à la troisième personne s’en inspirant.

Dans l’avant-propos à l’édition française, tu écris : « Le livre que vous tenez entre les mains est une tentative d’écrire en écoutant. » Cela vient du zapatisme ?

L’idée d’« escribir escuchando », « d’écrire en écoutant », est directement inspirée du concept zapatiste de « mandar obeciendo » (« commander en obéissant ») et de celui de « escuchas » (« témoin auditif », la personne à qui la communauté confie la mission d’assister à un événement, d’écouter attentivement ce qui y est dit puis de revenir partager ce qu’elle a entendu). J’ai songé à diverses manières de mettre ces idées en pratique – de là découle la structure du livre.


1 Campagne de mobilisation amorcée en janvier 2006 par l’EZLN, notamment sous l’impulsion du sous-commandant Marcos, et destinée à faire contrepoids à la campagne présidentielle en cours via des caravanes parcourant tout le pays.

2 Deux morts et des centaines d’arrestations lors de la répression d’une manifestation de floriculteurs, dans l’État de Mexico.

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