« Il faut le redire : la philosophie politique qui sous-tend l’instauration de la franchise médicale conduit à terme à l’implosion d’une protection sociale solidaire à laquelle les Français sont très majoritairement attachés. » On est en 2007. À la tête de l’entreprise France, Sarkozy vient d’annoncer son projet d’instaurer des franchises sur les médicaments, soins et transports sanitaires.
Dévorée par son trou, la Sécu menace de sombrer : aux malades d’écoper ! Dans un communiqué de juin 2007, le Parti socialiste prévient qu’il « s’opposera résolument et avec la plus grande rigueur à un projet injuste et dangereux ». Une élection présidentielle plus tard, le même PS nous pond une énième loi de santé. L’abrogation des franchises médicales passées à la trappe, il nous promet, par la voix de sa ministre de la Santé Marisol Touraine, un nouveau pas de géant vers l’accès aux soins pour tous : le tiers payant généralisé (TPG). En 2017, fini l’avance des frais chez le toubib. Mis au pied du mur, les médecins généralistes hurlent leur mécontentement. La réforme leur promet de belles tracasseries administratives, sommés qu’ils seront de jongler avec les quelque 600 complémentaires santé pour récupérer leurs honoraires. Pis, cette reprise en main de la médecine de ville par l’État (les médecins ne seront plus payés par leurs patients mais par la Sécu) réchauffe les braises d’une vieille guerre que l’on croyait définitivement froide : le syndicat des médecins spécialisés en ORL et chirurgie cervico-faciale (Snorl) mobilise ses troupes contre « la soviétisation de la médecine française ».
Manifestations, grève de la carte Vitale, journée santé morte : le petit peuple regarde la grogne des blouses blanches avec une distance proche de l’indifférence. Dans les sphères dites progressistes, on nous serine déjà qu’un bel acquis social est en voie de confection. Progressiste, le docteur Christian Lehmann le serait à moins. Infatigable pourfendeur des franchises médicales, ce généraliste de Poissy (Yvelines) vient de publier sur son blog un texte dans lequel il explique que cette énième réforme de la santé sert avant tout les intérêts des assureurs privés. « Depuis une vingtaine d’années, les complémentaires veulent, à l’instar des caisses primaires, accéder à un lien direct avec les professionnels de santé pour récupérer les données des consultations, nous précise-t-il. Ça, c’est le nœud politique du problème. »
Santé publique et bénéfices privés
D’année en année, le chiffre d’affaires des complémentaires santé ne cesse de gonfler : trente-quatre milliards d’euros pour le solde de l’année 2014, montant inversement proportionnel au désengagement de l’Assurance maladie dans la prise en charge des soins médicaux. Au chapitre des relations incestueuses entre assurances privées et Sécurité sociale, rappelons que Frédéric van Roekeghem, formé chez AXA, a lessivé l’Assurance maladie pendant une bonne décennie et que Malakoff Médéric, poids lourd de l’assurance santé complémentaire (3,49 milliards), est dirigé par un certain Guillaume Sarkozy. Rappelons aussi cette récente sortie d’Étienne Caniard, président de la Mutualité française qui, fin 2014, salivait la main sur le cœur : « Lorsque le tiers payant sera généralisé, ce sont plus de onze milliards d’euros qui seront ainsi avancés pour permettre à tous, notamment aux plus précaires, de ne plus renoncer aux soins […]. Avant de dévoiler la future mise au pas : Il est indispensable que nous ayons une relation directe et privilégiée avec les professionnels de santé que nous finançons ». Parallèlement, les assureurs privés ne ménagent pas leur lobbying pour engranger la part du gâteau que constituent les données de santé. L’article 47 de la nouvelle loi prévoit la création d’un Système national des données de santé. Malgré quelques garde-fous (anonymat, accès restreint, etc.), cette tentaculaire banque de données suscite déjà pas mal d’inquiétudes, surtout si l’on suit la pente de nos puissants voisins libéraux : au Royaume-Uni et aux USA, l’open-data (accès public) des données de santé a été lancé en grande pompe. Le rapport de la commission Open data en santé, rendu à Touraine en juillet 2014, assure que notre pays tient là le moyen de « rester compétitif en matière d’accueil d’entreprises du champ de la santé ». On appelle ça « la démocratie sanitaire ».
Face à cette lame de fond, le TPG serait « l’instrumentalisation d’une pratique vertueuse et sociale en guise de paravent d’une politique antisociale », selon Christian Lehmann. « Mettre en place le TPG, à la demande des mutuelles et des assureurs, sans donner aux médecins les moyens de le gérer, et en le conditionnant à l’autorisation préalable de prélèvement des franchises sur le compte bancaire des assurés, atteint un niveau de cynisme que même Sarkozy n’aurait pas osé. »
À coup de cinquante centimes ou un euro, les franchises ne seraient récupérées sur le dos des patients qu’à partir de quarante ou cinquante euros en fin d’année. « Or, si tu prélèves à des gens malades cinquante euros sur les médicaments, cinquante euros sur les consultations, trente euros sur les transports sanitaires, non seulement certains n’auront plus de quoi bouffer, mais d’autres vont se retrouver interdits bancaires. Au gouvernement, ils n’en ont rien à foutre de l’accès à la santé des pauvres. C’est ça qui est dramatique. Ces gens qui n’ont à la bouche que l’accès aux soins ne sont même pas capables de ce minimum de jugeote. Au lieu d’aider les médecins qui pratiquent déjà le tiers payant pour les affections longue durée, pour les enfants, etc., ils conditionnent l’accès au tiers payant au prélèvement des franchises. Avec cette réforme, cette gauche de gouvernement sera responsable d’une souffrance sociétale majeure, comme l’a été la droite avec les franchises. »
Le malade : coupable et responsable
Dans le camp conservateur, l’opposition au TPG fait du malade impécunieux un équivalent du chômeur-canapé cher à Laurent Wauquiez. La médecine « gratuite » serait la porte ouverte à la déresponsabilisation du malade. En septembre 2013 déjà, Le Quotidien du médecin s’adressait à ses lecteurs et leur rappelait les premières raisons de la détestation du TPG recueillies sur son site Internet : « Il y a celle de la dévalorisation de l’acte médical – “Ce qui ne coûte rien ne vaut rien”, explique l’un d’entre vous –, celle de la surconsommation de soins annoncée, que l’on peut apparenter à un syndrome “services d’urgences” – “Puisque c’est gratuit, allons-y gaiement ! [1]” » « Je fais du tiers payant, poursuit Christian Lehmann, et je vomis cet argument comme quoi le tiers payant inciterait les patients à la surconsommation des soins comme aujourd’hui la CMU par exemple. Toutes les études faites sur ce sujet ont prouvé le contraire : une fois passée une première période où les patients n’ayant pas eu accès aux soins “rattrapent” les soins indispensables, l’utilisation du système de santé est la même. Le problème, ce ne sont pas les patients, mais les financeurs privés qui veulent mettre la main sur la médecine de ville. » Faux progressistes et vrais réacs s’entendent à merveille pour agiter le hochet tour à tour racoleur et repoussoir de la médecine « gratuite ». Pour Lehmann, la vérité serait à chercher du côté des cobayes : « Le seul endroit où le fromage est gratuit, c’est dans la tapette à souris. »