Bédé : « L’extermination des chiens a été la “répétition générale” de celle des Arméniens »

CQFD est allé à la rencontre de l’ami Thomas Azuélos, illustrateur bien connu de nos lecteurs, pour parler de son dernier travail, Le Fantôme arménien1, co-réalisé avec Laure Marchand et Guillaume Perrier2.
Dans cette bande dessinée, nous suivons le retour en Turquie d’un petit-fils de survivant, animateur du centre Aram3 à Marseille, Christian Varoujan Artin. Accompagné de sa femme, il part à Diyarbakir pour exposer quatre-vingt-dix-neuf « Portraits de l’Exil », des photos de survivants du génocide. Traversant cet « Auschwitz à ciel ouvert », il fera face à sa propre histoire et aux fantômes qui hantent toujours l’identité arménienne – dans un pays qui continue à nier le génocide.

CQFD : Comment as-tu commencé à te pencher sur le génocide arménien ?

Thomas Azuélos : En travaillant avec Serge Avédikian sur un court métrage d’animation : ce dessin animé, Chienne d’histoire4, raconte l’extermination de 30 000 chiens raflés dans les rues de Constantinople5, déportés sur l’île d’Oxia, au large de la ville, et abandonnés là, livrés à la mort. Ça se passe en 1910, et les Jeunes-Turcs tenaient le gouvernement de l’Empire ottoman depuis un peu plus d’une année. Jeunes-Turcs ou Comité Union et Progrès (CUP), des positivistes fanatiques de l’Occident, de l’ordre et du progrès qui voulaient faire entrer à marche forcée leur Empire dans la modernité. Les chiens, donc, faisaient mauvaise impression dans leur fantasme de ville aseptisée. Pourtant, les habitants avaient une vraie affection pour ces chiens, ils étaient une part de l’identité des quartiers en plus d’en être éboueurs ; et aboyeurs en cas d’incendie. Pour bon nombre d’observateurs, l’extermination des chiens a été la « répétition générale » de ce qui est arrivé cinq ans plus tard aux Arméniens.

Et tu as ensuite rencontré Laure Marchand et Guillaume Perrier…

Dans La Turquie et le fantôme arménien (Actes Sud, 2013), ils ont mené une vaste enquête sur les survivants restés en Turquie. Ces derniers ont été assimilés, islamisés, renommés pour échapper aux massacres puis aux brimades qui suivirent. Tout ce qui les reliait à leur identité a été effacé. Beaucoup de ces survivants ont été protégés par leurs bourreaux, qui s’appropriaient ainsi les terres et les biens de leurs familles. Pour la diaspora arménienne, en tout cas à Marseille, il était évident qu’il ne restait plus aucun Arménien en Turquie. Lorsque le grand-père de Varoujan arrive dans la cité phocéenne en 1923, ils ne sont que deux survivants sur les quarante membres de sa famille. L’idée de Laure et Guillaume était donc de raconter la rencontre entre des personnes issues de la diaspora et des fils de survivants restés en Turquie. Rencontre entre un monde qui s’est raccroché à sa culture dans l’exil, loin de ses terres, et un autre qui a dû, contraint et forcé, l’abandonner pour survivre.

Pourtant, certaines personnes en Turquie, comme Miran, font ce travail de mémoire…

Ceux qui le veulent peuvent commémorer le génocide. Mais lorsqu’ils le font de manière spectaculaire (comme la manifestation à laquelle Miran a participé en 2013 et qu’on raconte dans la BD), ils se mettent clairement en danger. Si Miran n’était pas aussi exubérant, il n’aurait certainement jamais osé. Les Kurdes et le PKK participent également à ce travail de mémoire, en reconnaissant leur participation active au génocide des Arméniens. D’une certaine manière, ils s’identifient aujourd’hui aux Arméniens en tant que minorité opprimée par Ankara. D’ailleurs, la mairie qui a accueilli l’exposition de Varoujan est tenue par un parti pro-kurde, le Parti de la société démocratique, sans qui l’organisation de l’exposition n’aurait pas vu le jour.

C’est un geste fort, dans un pays où le négationnisme est très présent…

Le négationnisme en Turquie a pris d’autres moyens que la simple interdiction, il va par exemple fêter des martyrs turcs en lieu et place du génocide. C’est vraiment insupportable. En ne reconnaissant pas le génocide, ils empêchent les Arméniens de rentrer dans l’Histoire. À ce titre, les condoléances du président de la République Erdogan à l’adresse des Arméniens est une grosse blague. Il parle des « circonstances du début du XXe siècle  » sans préciser de quoi il s’agit  : la Première Guerre mondiale ? Une catastrophe naturelle ? Ou un génocide, peut-être ?


1 Laure Marchand, Guillaume Perrier, Thomas Azuélos, Le Fantôme arménien, Futuropolis, avril 2015.

2 Journalistes correspondants en Turquie pour Le Figaro et Le Monde.

3 Association pour la recherche et l’archivage de la mémoire arménienne.

4 Palme d’or du court-métrage à Cannes en 2010.

5 Constantinople devient Istanbul en 1930.

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