A un jet de pierre des hordes de touristes de la place St-Michel, on trouve une venelle, où William S. Burroughs avait ses quartiers, et dont le nom promet déjà la poésie : la rue Gît-le-Cœur. Derrière une vitrine bouchée par des couvertures graphiques, on se faufile parmi les couches de bouquins successivement empilées à la façon d’un spéléologue. Là, un étonnant monde imprimé cerne de toutes parts un frêle magicien, infatigable passeur d’imaginaire et de curiosités couchées sur papier.
« Je travaillais depuis des années à la librairie Les Yeux fertiles, raconte Jacques Noël, quand en 1990 la gérante a décidé de vendre le fond et son vendeur avec, comme un esclave ! Le repreneur était complètement incompétent, il voulait me faire retirer de la vitrine Maus d’Art Spiegelman [1] car il y avait une croix gammée sur la couverture… L’éditeur et client régulier de la boutique, Jean-Pierre Faur, avait ce local à vingt mètres, où nous sommes. Nous avions du stock tous les deux. C’était une suite idyllique et logique. » Clin d’œil à l’amitié qu’il entretenait avec le groupe Bazooka [2] il y a plus de quarante ans, il décide d’appeler sa librairie du nom du fanzine « de ces gens assez énervés et énervants » : Un regard moderne.
Outre la littérature et la poésie – situationnisme, beat generation, (post-)surréalisme – bien représentées, la renommée de l’endroit est due à l’impressionnante sélection d’œuvres graphiques : auto-productions, fanzines sérigraphiés, BD, comics, monographies… Le meilleur du médium visuel et dessiné est ici proposé. « L’endroit peut sembler et se veut peut-être “fermé”, c’est une étape à franchir, il faut faire le premier pas pour venir découvrir des ouvrages souvent fortement déstructurés qui ne sont pas ceux que l’on voit ailleurs. » Du fond de sa boutique, Jacques Noël, personnage discret, la voix douce, aura soutenu et exposé, supporté – dans tous les sens du mot – plusieurs générations d’artistes et de faiseurs de livres singuliers. « Des fois, le problème, c’est le trop d’amour par rapport à ces artistes, ils sont importants comme des enfants ! »
Au fil des ans, Jacques Noël aura eu pour clients des pointures de la scène du comic indépendant : Robert Crumb, Chris Ware ou Charles Burns. Comment arrive-t-il à les amener vers quelque chose d’inédit pour eux ? « C’est difficile, ce sont des gens qui connaissent et reçoivent énormément de choses, tu dois leur suggérer des trucs en tâchant de rester dans leur univers. Et puis tout d’un coup tu leur proposes un artiste comme Topor, qui n’est pas forcément connu aux états-Unis et c’est comme si tu avais sorti une carte maîtresse ! »
Jacques Noël a vu émerger des talents comme Blexbolex ou Anne Van der Linden, « une des premières à traiter de l’image de la femme à travers des images déviantes ». Mais aussi Rémi (oui, celui qui dessine dans ces pages) : « Il a autant de talent que Willem. Quand il s’attaque à un problème politique : boum ! Si un directeur artistique lui dit : “Non, tu pourrais changer ça ?” Il ne veut pas ! » Il aura aussi vu grandir le talent d’un artiste multi-talents tel que Stéphane Blanquet, qui évolue dans un univers enfantin et cauchemardesque. « Déjà avec son fanzine La Monstrueuse, se souvient Jacques, Stéphane arrivait à aller chercher des gens comme Placid. Il n’y a pas un moment où une technique ne va lui apporter de nouvelles idées et c’est fascinant. Comme Roland Topor, son cerveau marche à mille à l’heure ! Blanquet c’est aussi le travail d’édition, comme celui de Pakito Bolino et Le Dernier Cri [3], toutes ces nouvelles revues, monographies sont tellement importantes… Sans se manger sur le dos, il y a tellement à montrer et de façons différentes ! »
A ce propos, je lui demande s’il voit arriver du sang neuf ? « Une publication que j’ai aimé soutenir récemment, la revue Nazi Knife, qui est dans l’air du temps et qui pour une fois marche assez bien. Bonne pioche ! » Pourtant, « même aux USA, ça manque de revues, comme il y a pu avoir avec Blab ! ou Zero Zero. Le dernier gros truc, c’était Kramers Ergot [4] que j’ai découvert grâce à un coup de fil d’Art Spiegelman. C’est quand même plaisant ce genre de coup de fil ! »
Parmi ses dernières découvertes, Jacques nous parle de Lin-Liu, une Chinoise d’une vingtaine d’années de passage à Paris : « Elle me présente timidement ses petites publications : “ça vous intéresse ?” “Oui, bien sûr !” Tu sens qu’il y a un truc : ça existe, ça émerge, ça nous vient d’un pays qu’on pensait fermé à tout ça. »
La passion est intacte mais la situation économique du lieu est toujours précaire : « Les gens ont beaucoup moins d’argent à dépenser, c’est délicat. Après, c’est une passion indécrottable. ça vaut le coup de tenir dix heures par jour même s’il n’y en a qu’une de pur plaisir. Quand je vois le temps passé par certains sur Internet, ça me fait peur. J’ai 67 ans et je n’ai et n’aurai peut-être jamais de portable ou d’ordinateur…Le livre m’intéresse, pas les données. Ce sont deux systèmes différents ! J’aime la notion de bibliothèque-miroir, se découvrir soi-même au travers des bouquins. J’ai le bonheur de faire un travail qui permet d’attirer, surprendre, faire découvrir. On est un peu magicien quand on voit une étincelle illuminer un regard. » Moderne, mais point trop…